Le blog de l’été (6) – Ce jour-là : 5 juin 1891

 

Ce jour-là, le très respecté et très réputé professeur de composition au Conservatoire de Prague reçut un télégramme qui le flatta et le plongea dans le plus grand embarras. Ce jour-là, une certaine Jeannette Thurber proposait à Antonin Dvorak de prendre la direction du très jeune Conservatoire de New York. Ce jour-là, une nouvelle étape s’ouvrait dans la carrière du musicien tchèque, auteur bientôt de la Symphonie du Nouveau Monde, l’une des œuvres les plus jouées du grand répertoire symphonique. 5 juin 1891 : Dvorak déchiffre ce mystérieux télégramme : « Voulez-vous accepter le poste de directeur du Conservatoire de musique de New York à partir d’octobre 1892 ? Ainsi que la direction de six concerts ? » Signé : Jeannette Thurber.

 

L’argent bien placé d’une ardente mélomane…

L’argent bien placé d’une ardente mélomane…

Un vrai conte de fées 

Qui est cette Jeannette Thurber ? Une jeune femme, d’une beauté troublante, dit-on, née à Dehli, Etat de New York, expédiée à Paris à l’âge de dix ans par un père d’origine danoise passionné de violon afin d’étudier au Conservatoire de musique (et de déclamation) de Paris, alors dirigé par Daniel-François Auber. Neuf ans plus tard, elle retrouve New York où elle épouse Francis Beattie Thurber, très riche négociant en produits alimentaires, de surcroît ardent mélomane. Le vrai conte de fées !

Animée par une volonté de fer, la belle Jeannette devient bientôt l’une des premières mécènes dans ce pays qui en comptera tant. C’est elle qui organise un Festival Wagner en 1884, elle qui fonde l’année suivante l’American Opera Company, qui sponsorise les débuts new-yorkais de l’Orchestre de Boston et qui crée le Conservatoire de New York (ouvert aux femmes et aux « minorités ») sur le modèle de l’établissement parisien qu’elle a fréquenté. Elle, enfin, qui, après le départ du premier directeur, le baryton belge Jacques Bouhy dont tout lyricomane sait qu’il fut le premier Escamillo de l’histoire de Carmen, songe à un autre européen, hors des cercles d’influence germanique. Sibelius, peut-être ? Mais il est un peu jeune. Pourquoi pas ce Dvorak, professeur de composition au Conservatoire de Prague, dont on commence ici à découvrir les œuvres — le Requiem, annoncé à New York pour le 24 janvier 1892, la Huitième Symphonie programmée le 27 janvier à Boston.

 

Ici personne ne parle anglais…

Dvorak, dont le catalogue, à la veille de son cinquantième anniversaire, est déjà riche, bénéficie d’une belle réputation à travers l’Europe, en particulier en Angleterre ; il a été invité récemment à Moscou et à Saint-Pétersbourg, il est Docteur honoris causa des Universités de Prague et de Cambridge, membre de l’Académie tchèque des Arts et des Sciences. Père, en outre, d’une nombreuse famille et assez peu aventureux, il est perplexe et transmet ses états d’âme à Jeannette Thurber : «  Certes, je me sens pleinement compétent comme professeur et chef d’orchestre, mais d’autres détails sont pour moi sources d’obstacles et me chagrinent. J’abandonne un milieu riche d’amitiés très chères et je voudrais vraiment être content de ma décision. » Donc, sur les conseils de ses amis, Dvorak pose des questions : Quelle est l’histoire du Conservatoire de New York ? Qui sont ses directeurs ? Combien d’élèves ? Il dit aussi s’inquiéter du coût de la vie à New York et, aux quinze mille dollars proposés, il en ajoute cinq mille ; enfin, il demande la traduction du contrat en allemand car : « …ici personne ne parle anglais »…

 

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The American Flag

Le directeur du Conservatoire de Prague octroie un congé de deux ans à Dvorak et, le 7 décembre, l’accord est expédié à qui de droit. Réponse de Jeannette Thurber : vous embarquerez le 17 septembre à Brême sur le paquebot Saale et vous entreprendrez auparavant la composition d’une cantate afin de célébrer le quatre centième anniversaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Dvorak recevra, mais un peu tard, un texte intitulé  The American Flag de l’auteur américain Joseph Rodman Drake ; merci, chère madame Thurber, je peux vous assurer que j’apprécie énormément ce poème mais, faute de temps, il n’est pas question de composer la musique avant mon départ !

Anna, l’épouse bien-aimée, et deux des filles — Otilka, 14 ans, et Antonin (dit « Toni), 9 ans — seront du voyage. Anna, Madgdalena, Otakar et Aloisie seront confiées à la grand-mère maternelle.

Neuf jours d’une traversée mouvementée. Accueil à la gare maritime par M. Stanton, secrétaire du Conservatoire et installation provisoire à l’hôtel Clarendon (angle 18e rue East et 4e Avenue, 55 dollars par semaine) avant de trouver une maison à proximité du Conservatoire (327 East, 17e rue, 80 dollars par mois). Le journaliste du Musical Standard note : « Il n’est pas du tout intimidant et possède une grande dignité naturelle. Son visage n’est pas vraiment beau mais son front est finement modelé. Il y a tant d’humanité dans ses yeux que, lorsqu’ils s’animent au cours d’un entretien, on ne peut oublier son regard.» C’est dire que Dvorak a été d’emblée adopté par le milieu musical new-yorkais, et plus encore par la communauté tchèque qui le reçoit triomphalement dès le 9 octobre…

 

La musique des Noirs et des Peaux-Rouges

Le travail est intense, intéressant, les élèves aux petits soins pour ce maître qu’ils admirent. Et Dvorak, comme promis, entreprendra de nouvelles compositions : la neuvième et dernière de ses Symphonies, Le Nouveau Monde, créée et acclamée à Carnegie Hall le 16 décembre 1893. Note de l’auteur : « J’ai tout simplement écrit des thèmes à moi, leur donnant la particularité de la musique des Noirs et des Peaux-Rouges et, me servant de ces thèmes comme sujets, je les ai développés au moyen de toutes les ressources du rythme, de l’harmonie, du contrepoint et des couleurs de l’orchestre moderne […] L’influence de l’Amérique doit être ressentie dans ma symphonie par quiconque a du flair »… Viendra ensuite un douzième Quatuor à cordes, op. 96 en fa majeur, dit « Quatuor américain ». La presse compare son auteur aux plus grands : Beethoven, Schubert, Schumann, Mendelssohn et son ami Brahms.

Dvorak sera-t-il pour autant heureux sur cette terre étrangère ? Heureux, oui, pendant les vacances estivales, lorsqu’il se retrouvera à Spillville (Iowa, 350 habitants) au milieu d’une communauté uniquement tchèque, heureux lorsqu’il visitera les chutes du Minnehaha (échos dans la Sonatine pour violon et piano) et les chutes du Niagara (échos dans le Huitième Humoresque pour piano) mais, après une seconde saison, le mal du pays sera plus fort et notre Tchèque, renonçant à rejoindre son poste, écrira à Jeannette Thurber : « Vous savez, combien j’apprécie votre amitié, combien j’admire votre passion pour la musique et tout ce que vous avez entrepris pour contribuer à son développement. Aussi j’espère que vous voudrez bien comprendre toutes les raisons que je viens de vous exposer », et que nous pouvons imaginer…

 

La maison de Spillville - Quand Dvorak prenait ses quartiers d’été dans l’Iowa

La maison de Spillville – Quand Dvorak prenait ses quartiers d’été dans l’Iowa

Le concerto chéri

C’est à nouveau au Conservatoire de Prague, dont il sera bientôt le directeur, qu’il exercera ses talents de pédagogue. Il offrira aussi aux violoncellistes leur concerto chéri, composera deux autres Quatuors et l’opéra Rusalka mais il restera avant tout, pour l’éternité, l’auteur de la Symphonie du Nouveau Monde. Merci, Mrs Thurber !

"Symphonie du Nouveau Monde" (début deuxième mouvement)

“Symphonie du Nouveau Monde” (début deuxième mouvement)

Diapason – Chronique d’avril 2015

 
 
 
Pour combler votre curiosité
Antonin Dvorak par Guy Erismann (Fayard)
Musique de l’Amérique par Gilbert Chase (Buchet-Chastel)
 
 
 
Le blog du vendredi 28 août
Le premier concert parisien de Paganini
 
 
 
couv diapason réduite (2)Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason de septembre 2015 :
 
 
« Ce jour-là, 20 février 1816 : Création du Barbier de Séville »
 
 
 
 
 

A propos de l'auteur

Claude Samuel

Claude Samuel

Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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