Classiques et excentriques – Glenn Gould – les 81 CD de Sony Classical – le «PGAAMTE» – Bruno Monsaingeon – Le Naufragé

 

Il existe deux sortes de (grands) pianistes : les classiques et les excentriques. Première catégorie, la plus fournie : Arthur Rubinstein, Emil Guilels, Rudolf Serkin, Maurizio Pollini. Pour les excentriques : Sviatoslav Richter, Arturo Benedetti Michelangeli ; et un super-excentrique : Glenn Gould.

Gould est mort depuis trente ans. Il interrompit sa carrière publique en 1964 et il ignora un certain nombre de pays occidentaux, dont la France. Et pourtant, même dans l’Hexagone, le bataillon des gouldiens reste bien fourni. Afin de compléter les richesses de leur discothèque vinyle et CD, ils ont à leur disposition depuis quelques jours un coffret de 81 CD « remastérisés ».

 

Consciente que les discothèques de tous les mélomanes n’ont pas l’espace suffisant pour accueillir un tel monument, et que la société, large et généreuse, ne va tout de même pas offrir aux journalistes 81 CD d’un coup, Sony Classical a édité (et m’a adressé) un coffret de trois CD, ornés de quelques photos mais sans le moindre commentaire. 3 CD, bourrés d’œuvres de Bach, avec une pincée de Mozart, de Brahms, de Grieg, de Sibelius, de Haydn, et une bonne dose de Beethoven. En tout, soixante-six plages, de l’Aria des Variations Goldberg (dont le premier enregistrement réalisé à New York en 1955 révéla le jeune Gould) au prélude du premier acte des Maîtres Chanteurs transcrit par Gould lui-même.

Il faut prendre cet échantillonnage pour ce qu’il est : un objet promotionnel, dont l’écoute fragmentaire est très frustrante – l’Adagio de la Clair de lune sans la suite ou la Marche turque détachée de la Sonate en la majeur (K.331) de Mozart m’ont quelque peu dérangé ; je peux naturellement, me direz-vous, compléter grâce à une plongée dans ma propre discothèque. Cela dit, après quelques ponctions dans les trois CD Sony, j’ai la confirmation d’un jugement, pas très original (malgré certains contestataires endurcis) mais forgé de longue date : Glenn Gould était un immense pianiste, très respectueux des partitions qu’il exécutait, dénué de tout maniérisme, de tout excès dans les tempi qu’il choisissait ; son phrasé souvent miraculeux conférait à ses interprétations un extraordinaire sentiment de souplesse et d’évidence. Quant à ses Bach, il renvoyait clairement aux sonorités du clavecin, donc acceptables, à mon avis, par les puristes les plus orthodoxes.

 

Glenn Gould, comme s’il jouait du piano avec son nez… (DR)

Glenn Gould, comme s’il jouait du piano avec son nez… (DR)

Le mille-pattes

Excentrique ? Oui, naturellement, malgré ses dénégations : « Je ne crois pas du tout être un excentrique. Il est vrai que je porte presque constamment une ou deux paires de gants, que je me déchausse parfois pour jouer, et qu’il m’arrive pendant un concert d’être dans un tel état d’excitation qu’on a l’impression que je joue du piano avec mon nez. Mais il ne s’agit absolument pas d’excentricités personnelles — ce ne sont que les conséquences visibles d’une occupation hautement subjective. […] C’est très difficile à expliquer… On investit totalement sa personnalité lorsqu’on joue du piano. Je ne veux pas trop y songer de peur de devenir comme le mille-pattes, à qui on demandait dans quel ordre il bougeait ses pattes, et qui est resté paralysé du seul fait d’y avoir pensé… »

 

Les jugements paradoxaux

Excentrique, oui, si le terme est exact, par rapport à tous ses collègues, lui qui était tout à la fois écrivain, compositeur (il signa quelques partitions dont une Sonate pour piano et basson et un quatuor à cordes), producteur de programmes radiophoniques (pour Radio-Canada), éventuellement chef d’orchestre et partenaire idéal pour toutes les interviews qu’il a accordées, notamment à Bruno Monsaingeon, son plus fidèle messager français. Excentrique aussi pour ses choix musicaux (pratiquement pas d’œuvres romantiques à son répertoire) et ses jugements paradoxaux (Mozart est mort trop vieux…).

Bref, si l’écoute de ses enregistrements apporte d’intenses plaisirs, la lecture de ses textes est, de son côté, particulièrement savoureuse. Un exemple, parmi cent autres : sa détestation des concerts publics, pratique qu’il abandonna le 10 avril 1964 – il avait trente deux ans.

« La seule façon qu’a le public d’être présent est d’écouter. Il n’est pas là pour réagir ; il n’est pas là pour applaudir. J’espère pouvoir mettre en pratique à soixante ans (mais il mourra dix ans trop tôt !) une ambition que j’ai depuis l’âge de seize ans, et qui consisterait à organiser ma propre série de concerts : le public y aurait interdiction de réagir d’une façon quelconque, pas d’applaudissements, pas d’acclamations, pas de sifflets, rien… » […] À cette fin et pour aider toute agence de concerts qui se soucierait d’en faire usage, j’ai élaboré un projet dénommé le « Plan Gould pour l’Abolition des Applaudissements et des Manifestations de Toute Espèce – je m’y référerai désormais sous le sigle de « PGAAMTE »…

Justification et conséquences du PGAAMTE dans Glenn Gould, Chemins de traverse, de  Bruno Monsaingeon (Ed. Fayard, 2012)

 

Ni dîners, ni réceptions

Bref, pour être un bon gouldien et pour éclairer les 81 CD que vous ne manquerez pas d’acquérir, il convient de glisser dans votre bibliothèque les dix ou douze volumes de langue française consacrés à notre excentrique, en particulier son abondante correspondance. Bref extrait : « Cher Ted, merci de votre lettre. J’ai été content d’avoir de vos nouvelles ; c’est si gentil à vous de faire des suggestions pour Noël. Pourtant, me connaissant comme vous me connaissez, vous ne me trouverez pas, j’en suis sûr, trop asocial si je décourage toutes vos idées de divertissement pour cette époque de l’année […]. Donc, s.v.p., ni dîners, ni réceptions, ni interviews, ni photographes, ni chasseurs d’autographes ; ni admirateurs ou admiratrices. » (Lettre du 9 septembre 1958, adressée à M. Edward Viets, Michigan)

Enfin, je ne saurais oublier dans mes conseils de lecture le roman de Thomas Bernhard où, découragés par le talent du jeune canadien rencontré au Mozarteum de Salzbourg pendant un cours d’Horowitz, l’un de ses deux amis décide de se suicider, l’autre de se débarrasser de son piano…

Gould, qu’hélas je n’ai jamais entendu en concert, est l’un de mes pianistes préférés, Thomas Bernhard, l’un de mes auteurs favoris…

 

(DR)

(DR)

 
 
 
Couv Diap miniature (2)Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason d’octobre 2015 :
 
 
« Ce jour-là, 27 février 1860 : Baudelaire écrit à Wagner »
 
 
 
 
 

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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