Enigmes – L’Ancien Testament – Le retour au judaïsme – Un troisième acte ? – Berlin 1959

Arnold Schoenberg, rigide comme Moïse, éloquent comme Aron (DR)…

Arnold Schoenberg, rigide comme Moïse, éloquent comme
Aron (DR)…

Moïse et Aron, l’opéra dont Arnold Schoenberg a entrepris la composition en 1932 qui, au moment de sa mort, dix-neuf ans plus tard, n’était pas achevée, est une énigme ; la nouvelle production de ce Moïse et Aron à l’Opéra-Bastille confiée au metteur en scène très sulfureux Romeo Castellucci est une énigme ; la relation de la fuite du peuple juif en Egypte, fondement du livret rédigé par le compositeur, est une énigme. C’est dire combien le lancement de l’ère Lissner à l’Opéra de Paris est un événement, et, plus encore, une aubaine pour les commentateurs.

Avant d’entrer dans le vif du commentaire, je dois dire que la première, mardi dernier, a été longuement acclamée, malgré de fugitives huées lancées à l’encontre du metteur en scène. Et j’ajouterai que la représentation fut musicalement une réussite sensationnelle. L’orchestre de la maison, parfait sous la baguette de son chef, Philippe Jordan, qui prouve décidément la malléabilité de son talent. Le chœur omniprésent, préparé par José Luis Basso, extraordinaire de cohésion et de musicalité. Les deux protagonistes, Moïse et Aron, incarnés respectivement par Thomas Johannes Mayer (récitant mais soumis aux intonations du Sprechgesang, ce parler-chanter schoenbergien) et le ténor John Graham-Hall parfaits dans leurs réfutations et imprécations. Les autres rôles épisodiques mais irréprochables.

 

Les deux artisans du spectacle : Romeo Castellucci (à gauche) et Philippe Jordan - © E. Bauer

Les deux artisans du spectacle : Romeo Castellucci (à gauche) et Philippe Jordan – © E. Bauer

L’exil américain

On pose ensuite les questions, et tout d’abord concernant l’itinéraire religieux de Schoenberg : né dans une famille de confession juive, converti au protestantisme à dix-huit ans, obsédé par la lecture de l’Ancien Testament, victime de l’antisémitisme nazi qui le priva en 1933 de son poste à l’Akademie der Künste de Berlin et revenu au judaïsme quand, sur la route de l’exil américain, il s’arrêta à Paris et retrouva officiellement la foi de ses aïeux, le 24 juillet 1933, au cours d’une cérémonie dans la synagogue de la rue Copernic, avec le peintre Marc Chagall parmi ses témoins. Quelques mois plus tard, Schoenberg écrira prophétiquement : « Je veux susciter un mouvement qui fasse des juifs de nouveau un peuple, et qui les rassemble dans un pays à eux pour former un Etat. » Que dirait-il aujourd’hui dans les horreurs d’un conflit interminable ?

 

Aron, le flatteur

La production de Schoenberg témoigne de la place majeure occupée par la tradition juive : de L’Echelle de Jacob, oratorio dont la première esquisse date de 1915 et qui, lui non plus, ne fut pas achevé, jusqu’au Kol Nidre de 1938, avant le bref mais saisissant Survivant de Varsovie de 1947. Moïse et Aron devait culminer dans ce perpétuel questionnement schoenbergien. Les trois actes du livret posent à cet égard une interrogation philosophique : comment le verbe peut-il, sans se renier, se conjuguer avec l’action ? Dilemme que Pierre Boulez, qui a signé deux enregistrements de Moïse et Aron (avec l’Orchestre de la BBC et l’Orchestre du Concertgebouw) résume sans fioritures : « Moïse est extrêmement rigide et redit toujours la même chose. Une fois qu’on a compris son discours, on a envie de lui dire de passer à autre chose… De même, on aurait envie de dire à Aaron : continue à faire le flatteur, tu verras où cela te mènera. Moïse a raison de s’emporter contre les mécanismes de séduction. Mais Aaron n’a pas tort de vouloir donner un os à ronger au peuple qui passe son temps à attendre »…

 

Brouillard et machine infernale sur la scène de Bastille : ce "Moïse et Aron", qu’Arnold Schoenberg n’avait pas imaginé © Opéra de Paris

Brouillard et machine infernale sur la scène de Bastille : ce “Moïse et Aron”, qu’Arnold Schoenberg n’avait pas imaginé (© Opéra de Paris / Bernd Uhlig)

Ô verbe !

La fin du deuxième acte marque la défaite de Moïse : « Ainsi, je me suis fait une image fausse, comme toutes les images ! Ainsi, je suis vaincu ! Ainsi, tout ce que j’ai pensé n’était que folie et ne peut ni ne doit être dit ! Ô verbe, verbe qui me manque ! » Mais c’est Aron qui perd au fil du troisième acte. Dernières paroles de Moïse adressées aux Juifs : « Dans le désert  vous êtes invincibles et vous atteindrez au but : être unis avec Dieu. »

Interrompre la représentation à la fin du deuxième acte est, d’une certaine façon, une trahison. Vous me répondrez que Schoenberg, qui a laissé en plan son troisième acte pendant près de vingt ans, l’a bien cherché. Et ce silence de Schoenberg pendant toute une période cruciale pour le peuple juif est aussi une énigme.

Faut-il interrompre la représentation à la fin du deuxième acte, ce qui est le choix de Paris et de la presque totalité des représentations qui ont eu lieu depuis plus de soixante ans — la dernière en date à l’Opéra de Paris remonte à l’ère Liebermann à Garnier, la dernière à Paris date de la belle époque où Stéphane Lissner dirigeait le Châtelet. Faut-il se borner à dire le texte du troisième acte quitte à déséquilibrer une œuvre profondément musicale — mais personne, à ma connaissance, n’a opté pour cette solution. Faut-il plaquer le texte du troisième acte sur une musique, mais laquelle ?

 

Laissez-nous travailler !

Ce fut le choix du chef Hermann Scherchen (qui avait été plus de quarante ans auparavant l’assistant de Schoenberg pour la création du Pierrot lunaire) quand il dirigea en octobre 1959 la première allemande de l’opéra dans le cadre des Berliner Festwochen et qu’il reprit pour le troisième acte la musique du Buisson ardent du premier acte. J’ai eu la chance d’assister à la représentation mais mon souvenir est un peu flou, occulté par les circonstances de l’événement : Berlin était encore dans le souvenir de la guerre, une ville écrasée sous les bombes, partagée entre l’Est et l’Ouest, et la représentation fut plus que tumultueuse, si bien que lorsque Scherchen reprit la baguette après l’entracte, une bonne partie du public se déchaîna.

 

Berlin 1959 - Mise en scène de Gustav Rudolf Sellner - Décors et costumes du français Michel Raffaelli

Berlin 1959 – Mise en scène de Gustav Rudolf Sellner – Décors et costumes du français Michel Raffaelli

Musique trop moderne et/ou fantôme persistant de l’antisémitisme ? Scherchen tenta de résister, mais les protestations redoublèrent ; c’est alors qu’il se retourna vers la salle et prit la parole : « Je pense que les siffleurs sont ceux qui ont crevé hier soir les pneus de ma voiture pour m’empêcher de venir à l’Opéra. Mais je ne renoncerai pas ! Laissez-nous travailler !» Magique, en Allemagne, ce mot d’«arbeiten» (travailler). Le silence se fit aussitôt.

 

Le chiffre 13

À la fin de la représentation, au cours de la réception d’usage, je rencontrai le musicologue Hans Heinz Stuckenschmidt, dont je ne saurais trop recommander la lecture de son Arnold Schoenberg publié chez Fayard, qui me dit, réjoui : « Ah ! Ce vieux Schoenberg, qui fait toujours scandale ! » En Europe occidentale, on était déjà passé, via les œuvres de Stockhausen, de Nono, de Boulez au culte de Webern et au sérialisme intégral. À propos de sérialisme et de son ancêtre direct,  le dodécaphonisme initié par Schoenberg, je suis exaspéré quand je lis aujourd’hui dans la presse : Moïse und Aron, « opéra dodécaphonique » comme si c’était la seule caractéristique de cette superbe partition. Le chiffre douze dans la musique, comment l’identifier ? Enigme.

Je ferai remarquer que c’est le chiffre 13 qui a obsédé Schoenberg, très superstitieux : il était né un 13, il est mort un 13 à l’âge de 76 ans (7 + 6) et il a supprimé le premier A d’Aaron, pour réduire à treize lettres le titre de son opéra…

 

Les quatre vierges nues

Enigme enfin, ce qu’à l’Opéra Bastille Romeo Castellucci a voulu nous raconter dans sa mise en scène, plastiquement splendide au cours d’un premier acte irréel, totalement incompréhensible dans un deuxième acte où les orgies du peuple juif autour du Veau d’or se résument à l’arrivée d’un brave taureau, en chair et en os, sur la scène. Je ne demande pas que l’on dénude les quatre pauvres Vierges nues (« Vier Nackte Jungfrauen »), mais qu’on nous explique le propos d’une relecture radicale, qu’on nous convainque de sa nécessité.

Couv Diap miniature (2)Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason d’octobre 2015 :

« Ce jour-là, 27 février 1860 : Baudelaire écrit à Wagner »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

1 commentaire

  • Re-bonsoir ! Je vous re-poste, ci-dessous, mon message du 20/12/15 car je ne sais pas si vous l’avez reçu ?
    Bonsoir Claude Samuel ! Je suis une fidèle lectrice de Diapason et de votre rubrique « Ce jour-là », que j’aime beaucoup. J’ai un blog où j’écris (sans être professionnelle) mes impressions sur les opéras que j’écoute/vois et je vous envoie, ci-après, le lien pour lire le texte que je viens de poster sur le « Moses und Aron » à Bastille cette année. Je vous cite, car je vous ai entendu parler de « trahison » à la fin de votre texte sur ce blog et je tente de répondre à vos mots. N’hésitez-pas, si vous en avez le temps et l’envie, à lire d’autres choses sur mon blog ! Bonnes et heureuses fêtes de fin d’année ! Cordialement. Marie-Laure Machado.
    http://cantatablu.blogspot.fr/2015/12/moses-und-aron-darnold-schoenberg-mes.html

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