Commémorations – Edgar Varèse, le franc-tireur de New York – Debussy et d’Indy – Luigi Nono à Venise – André Glucksmann

Cette photo est un document : deux grands noms de l’avant-garde y sont associés : Edgar Varèse et Man Ray (DR)

Cette photo est un document : deux grands noms de l’avant-garde y sont associés : Edgar Varèse et Man Ray (DR)

Les anniversaires célébrés à tout-va m’agacent un peu, surtout lorsqu’il s’agit d’une opération commerciale ; je signale aux personnes intéressées qu’il faudra attendre… 2056 — célébration du troisième centenaire de sa naissance — pour une nouvelle année Mozart.

En revanche, quelques commémorations plus confidentielles constituent des piqûres de rappel : qui a mentionné, par exemple, la semaine dernière qu’Edgar Varèse était mort depuis pile cinquante ans ? Varèse, dont les œuvres furent jouées et rejouées dans les années soixante/soixante-dix, à l’enseigne d’une nouvelle génération de compositeurs en quête de repères. Les exécutions se sont ensuite espacées : l’avant-garde avait emprunté d’autres voies et il faut avouer qu’on a rapidement fait le tour des pièces de Varèse. On ne peut pas reprendre en boucle, malgré l’originalité de l’écriture (instruments à vents en vedette) Octandre, Hyperprisme ou Intégrales. Moins encore les Déserts où Varèse fit, en pionnier, un détour par l’électronique.

Piotr Ilitch Tchaïkovski – Erreur sur la personne…

Piotr Ilitch Tchaïkovski – Erreur sur la personne…

Séquences instrumentales et interpolations électroniques alternent dans ces Déserts qui déclenchèrent un beau scandale lorsqu’ils furent donnés au Théâtre des Champs-Elysées le 2 décembre 1954, et retransmis en direct par la RTF. Il est vrai que programmer Déserts dans un concert où le public s’était déplacé pour entendre la Symphonie pathétique de Tchaïkovski n’était pas très malin, d’autant qu’à cette époque où les compagnies de disques lançaient chaque mois sur le marché un compositeur italien du XVIIIe siècle inconnu, les mélomanes des Champs-Elysées s’attendaient à découvrir un nouveau Vivaldi…

Un r roulé

Varèse était alors installé à New York depuis près de quarante ans, totalement ignoré par ses compatriotes, malgré ses origines bourguignonnes. Mais il avait conservé un r roulé, spécifiquement bourguignon, et quelques expressions argotiques émaillaient son discours, comme je pus le constater au cours de nos différentes rencontres, l’année précédant sa mort. Il habitait alors au 114 Sullivan Street, à proximité de Greenwich Village, avec son épouse Louise, grande traductrice d’auteurs français. Louise Varèse rédigea également dans les années soixante-dix un très joli livre de souvenirs Varese – A Looking-Glass Diary, malheureusement pas traduit en français.

Claude Debussy - couverture de l’édition originale de "La Mer" reproduisant La Grande Vague d’Hokusai

Claude Debussy – couverture de l’édition originale de “La Mer” reproduisant
La Grande Vague d’Hokusai

Souvenir : cette batterie d’instruments de percussion qu’il avait rassemblés dans le sous-sol de sa maison et frappait avec amour. Souvenir : les jugements sans appel qu’il portait sur ses collègues, anciens et nouveaux. Claude Debussy, qu’il avait connu au cours de ses études parisiennes : une grande délicatesse, une intelligence exceptionnelle ; et il me montra une partition de La Mer que Debussy lui avait offerte après avoir porté une modification manuscrite.

Vincent d’Indy, dont il avait suivi les cours à la Schola Cantorum au début du siècle : « On nettoie ses souliers quand on a marché dessus » !

Edgar Varèse sera au programme de l’Orchestre National de France dirigé par James Conlon le jeudi 14 janvier 2016, pas avec les Déserts de funeste mémoire mais avec Intégrales (de 10 à 11 minutes selon les interprètes). Prévenir tout de même les auditeurs du Grand Auditorium qui, ignorant encore le nom de Varèse, viendront pour entendre en fin de programme une symphonie de Dvorak.

Luigi Nono tel que je l’ai revu à Venise, sa ville natale, vingt-six ans plus tard, et photographié.

Luigi Nono tel que je l’ai revu à Venise, sa ville natale, vingt-six ans plus tard, et photographié.

Viva la polizia !

Le scandale de Déserts, je ne l’ai vécu qu’en écoutant sur le programme National la transmission du concert en direct. J’étais en train de travailler et j’ai dressé l’oreille. En revanche, j’étais dans la salle de la Fenice de Venise, le 13 avril 1961, lorsque fut représenté, en création mondiale, l’opéra de Luigi Nono (« Azione scenica in due parti ») Intolleranza 1960, sous la direction de Bruno Maderna. Cet opéra éminemment politique, retransmis cette semaine dans Au Clair de la lune l’émission de France 2 (à 0h.15, dans la nuit de jeudi à vendredi) mettait en scène (déjà) un « émigrant » et fustigeait la police ; il provoqua un énorme chahut, en particulier au moment où une chanteuse (était-ce la soprano Catherine Gayer ?), perchée à trois mètres du sol fut contrainte de chanter une bonne dizaine de minutes dans cette position inconfortable… . Pressentant l’explosion, la police était aussi dans la salle ; elle tenta de faire taire les perturbateurs qui hurlaient « Viva la polizia ! » Musique trop moderne, sujet explosif !

Il y a bien longtemps qu’on ne siffle plus les œuvres contemporaines. On ne siffle plus que les metteurs en scène à l’Opéra qui, bien souvent, ne méritent ni cet honneur, ni cette indignité.
Le philosophe en colère

Enfin, dans cette anthologie des grands scandales, je dois naturellement évoquer le festival de Bayreuth où, sacrilège, des spectateurs crièrent leur colère à la fin de la Tétralogie du centenaire dont on avait osé confier la direction musicale à Pierre Boulez et la mise en scène à Patrice Chéreau, deux Français ! À la fin des quatre journées, à l’occasion de la reprise de cette production en 1977 à laquelle j’ai assisté, j’ai vu un protestataire se lever avec véhémence et crier, s’adressant aux perturbateurs : « Taisez-vous ! Vous avez déjà tué suffisamment de juifs pendant la guerre ! ». C’était André Glucksmann, « le philosophe en colère », disparu au début de la semaine.

 

Couv diap nov miniature (2)Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason de novembre 2015 :

« Ce jour-là, 24 décembre 1800 : L’attentat de la rue Saint-Nicaise »

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Claude Samuel

Claude Samuel

Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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