La Damnation de Faust Et si Berlioz avait écrit à Théophile Gautier…

Hector Berlioz par Carjat, vers 1857 - « Je regarde cet ouvrage comme l’un des meilleurs que j’aie produits ; le public jusqu’à présent paraît être de cet avis »…

Hector Berlioz par Carjat, vers 1857 – «Je regarde cet ouvrage comme l’un des meilleurs que j’aie produits ; le public jusqu’à présent paraît être de cet avis»…

Merci, mon cher Gautier, mille fois merci pour le chaleureux article que vous avez écrit dans La Presse sur ma Damnation. Merci d’avoir vanté son originalité, en ce temps de mollesse où, comme vous le dites avec cette clairvoyance qui vous est habituelle, la platitude, sous le nom de bon sens, cherche à faire école et rallier les esprits prosaïques. Merci d’avoir proclamé qu’avec Victor Hugo et Eugène Delacroix, nous formons « la trinité de l’art romantique », quoique mon ami Delacroix risque de contester cette belle association.

Vous ai-je déjà signalé comme l’un des incidents remarquables de ma vie l’impression étrange et profonde que je reçus en lisant pour la première fois le Faust de Goethe traduit en français par Gérard de Nerval. Le merveilleux livre me fascina de prime abord, je ne le quittai plus ; je le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout. J’imaginais alors un Faust en musique, qui débuta par Huit Scènes avant un drame de concert en trois actes, qui devint ensuite un opéra sans costumes ni décors, bien difficile à réaliser sur la scène actuelle.

Un commerce d’épiceries
En tête de la partition, j’ai barré la mention « opéra » pour la remplacer par « légende ». Néanmoins, je n’aurais pas refusé que ma Damnation soit créée à l’Opéra, mais tous les jugements que j’ai portés sur les médiocrités de cette maison m’en ont fermé les portes. Et j’ai été réduit à reléguer ma partition dans cette salle de l’Opéra-Comique, un dimanche après-midi (!), et le beau public de Paris, celui qui va au concert, celui qui est censé s’occuper de musique, est resté tranquillement chez lui, aussi peu soucieux de ma nouvelle partition que si j’eusse été le plus obscur élève du Conservatoire. On a pourtant bissé la Marche hongroise et le ballet des Sylphes. Mais Adolphe Adam qui, lui, s’était déplacé, a osé parler dans son article « d’aberrations musicales » ! La troisième représentation a été annulée. J’ai dépensé un argent fou pour monter cet ouvrage, les recettes n’ont pu couvrir entièrement les frais et maintenant qu’il me rapporterait beaucoup, à coup sûr, je suis arrêté faute d’une salle. IL N’Y A PAS DE SALLE DE CONCERT À PARIS… Le ministre de l’intérieur, de qui dépendent les arts, s’en moque comme du commerce d’épiceries… Les oiseaux de basse-cour seuls vivent bien sur leur fumier.

Comme mon Faust, j’ai décidé de fuir ce temps de misère, de tenter la course à l’abîme, et je me retrouve aujourd’hui à l’Opéra, ce grand Opéra dont l’actuel directeur, un certain Stéphane Lissner qui a dirigé la Scala, ce qui n’est pas pour moi une référence, m’ouvre les portes avec toutes les largesses espérées. Son orchestre, dirigé par Philippe Jordan, auquel j’ai volontiers cédé la baguette, est sublime, déchirant, pathétique, et je regrette les paroles que j’ai dites jadis contre les mauvais musiciens d’orchestre, maudits racleurs, misérables polissons.

Le chœur a fait une grande sensation. Jonas Kaufmann, mon Faust, n’a pas daigné assurer la générale ; comme vous le savez, le ténor est un être à part, qui a le droit de vie et de mort sur les œuvres qu’il chante, mais les chanteurs doués d’une belle voix sont cruellement rares, ceux qui savent chanter sont bien moins communs encore… et il a été porté aux nues par l’immense majorité de ses auditeurs. La voix de Sophie Koch, notre Marguerite, est d’un timbre magnifique et d’une grande étendue ; elle chante constamment juste, qualité de jour en jour plus rare. Quant au Méphisto de Bryn Terfel, il est doué d’une belle voix de baryton, bien juste, bien vibrante et sortant sans le moindre effort ; il en tire un excellent parti et il joue de plus avec une rare intelligence.

La Damnation, autrement… (© Felipe Sanguinetti / Opéra National de Paris)

Escargots et embryons
La mise en scène m’a surpris avec ces projections, dites « vidéo », qui racontent leur propre histoire. Elles sont parfois évidentes, parfois énigmatiques et j’aimerais que l’on m’explique les gigantesques escargots qui dressent leurs cornes et les embryons agités. Quelques images osées ne sont pas faites pour me choquer, mais Marie, que je veux décidément rayer de ma vie, pourrait protester.

Le public, qui aime comprendre, a réagi avec obstination. Dès l’entracte et plus encore au baisser du rideau, on a sifflé l’équipe de production qui était courageusement montée sur le plateau, sans ignorer le sort qui lui serait réservé : Alvis Hermanis pour la mise en scène, Christine Neumeister pour les costumes, Gleb Filshtinsky pour les lumières, le dramaturge Christian Longchamp et la chorégraphe Alla Sigalova. Oui, ils ont été sifflés, hués, conspués… Patriotisme ! Fétichisme ! Crétinisme ! Pas de pitié pour les novateurs.

Stephen Hawking
Afin de parfaire ma culture, j’ai longuement lu et relu la brochure du programme. Et j’ai compris la présence obsédante sur son fauteuil de douleur du génial Stephen Hawking qui, comme mon Faust, interroge nos lointains univers. Quant à moi, la prochaine fois, j’irai directement sur Mars. Viendrez-vous, mon cher Gautier, m’y faire une petite visite ?

Auparavant, je vous conseille un détour par Paris où ma Damnation restera à l’affiche de l’Opéra-Bastille pendant trois grandes semaines.

Couv décembre 2015 réduite (2)Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason de décembre 2015 :

« Ce jour-là, 22 avril 1922 : la mort d’Alessandro Moreschi, le dernier castrat »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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