Défilé de Russes à la Philharmonie – Serge Diaghilev – De Boris aux Danses polovtsiennes – Le bon roi René – Un doublé – Magnifique Tcherniakov !

Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893) – Quand l’auteur de la "Pathétique" se penche sur le sort d’une malheureuse princesse aveugle

Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893)
Quand l’auteur de la “Pathétique” se penche sur le sort d’une malheureuse princesse aveugle

Que feriez-vous, pauvres mélomanes, sans les auteurs russes ? Ils ne sont pas très nombreux à pouvoir prétendre à la gloire internationale, mais cette escouade slave occupe le haut de l’affiche de nos concerts parisiens, notamment à la Philharmonie où, malgré son implantation excentrée et contrairement à nos doutes premiers, le public accourt chaque soir de la semaine. Pierre Boulez, l’initiateur de ce transfert intra-muros avait raison.

Donc, en ce mois de mars printanier, et je pique au hasard dans la brochure de l’établissement, je relève sans surprise les noms d’Igor Stravinsky et de Prokofiev, ces deux compatriotes rivaux, avec un Oiseau de feu d’un côté, un Pierre et le loup de l’autre ; une soirée Rachmaninoff avec Guennadi Rojdestvenski au pupitre, Viktoria Postnikova, son épouse, au clavier (et Dieu sait si le couple, passablement capricieux, me fit souffrir lorsque j’étais en charge de la production musicale à Radio France !) ; l’inévitable Concerto pour violon de Tchaïkovski à l’Orchestre de Paris. Viendra ensuite l’une des valeurs très sûres de la région : Chostakovitch, dont le Deuxième Concerto pour violoncelle et orchestre fut, dans les années soixante, écrit pour et créé par Rostropovitch. Ces compositeurs appartiennent désormais à notre fonds de catalogue symphonique.

Les célèbres caricatures de Michel Larionov – De gauche à droite : Diaghilev, Stravinsky (?) et Prokofiev, au piano

Les célèbres caricatures de Michel Larionov De gauche à droite : Diaghilev, Stravinsky (?) et Prokofiev, au piano

C’est le moment de rappeler qu’il y a un grand siècle, Serge Diaghilev fut l’un des acteurs majeurs de la vie musicale parisienne (et londonienne).

Il considérait que l’opéra étant mort (et il n’était pas le seul à penser qu’après Wagner et Pelléas, il n’y avait plus qu’à tirer sa révérence) il ne jurait que par le ballet, lequel lui permit d’associer sur la même affiche un Picasso, un Cocteau, un Erik Satie, un Leonide Massine, et ce fut Parade, un scandale tonitruant dont on va célébrer (où ? comment ?) l’année prochaine le centenaire.

Chefs-d’œuvre
Les décennies passèrent et, contrairement aux craintes / aux espoirs du créateur des Ballets Russes, l’opéra n’est pas mort, même s’il vit essentiellement avec les chefs-d’œuvre du passé. Pour les Russes, notre sujet du jour, avec le génial Moussorgski dont j’attends impatiemment le retour à Paris de Boris Godounov (et voici déjà, le 21 mars, un avant-goût avec la projection dans votre circuit cinématographique de la production de Covent Garden) et de la Khovanchina, avec Borodine dont les Danses Polovtsiennes de son Prince Igor ont fait les beaux soirs de nos kiosques à musique, avec Rimsky-Korsakov dont Snegourotchka (La fille de neige) sera l’une des nouvelles productions de la prochaine saison de Bastille, avec Prokofiev — oui, L’Amour des trois oranges, L’Ange de feu, Guerre et Paix, qui sont des chefs-d’œuvre ! Mais ce sont aussi des partitions qui ont le grand tort d’exiger de la part des choristes une parfaite maîtrise de la langue russe. Je me souviens d’un temps où l’on s’était contenté à Garnier d’associer la langue russe des chanteurs solistes à l’accent gaulois de nos chers choristes.

Aujourd’hui, on est plus exigeant et l’on y met les moyens. C’est le moins qu’on puisse dire au moment où le Palais Garnier présente une fabuleuse soirée Tchaïkovski, l’une de ces soirées imaginées par Stéphane Lissner qui fera date. Au cœur du projet, le plus bref des opéras de Tchaïkovski, le seul qui se termine bien, moins connu qu’Eugène Onéguine et que La Dame de Pique : Iolantha qui relate, en toute inexactitude historique, l’histoire du bon roi René, cette gloire provençale du XVe siècle, dont la fille, prénommée Yolande, aveugle de naissance, sera laissée dans l’ignorance de son infirmité, connaîtra l’amour néanmoins, et retrouvera la vue.

Hommage des philatélistes russes pour la centième représentation de "Casse-noisette"

Hommage des philatélistes russes pour la centième représentation de “Casse-noisette”

Sur le livret que son frère Modeste rédigea en s’inspirant de la pièce du danois Henrik Hertz, laquelle avait été représentée à Moscou en 1888, Tchaïkovski répondit à une commande des Théâtres impériaux de Russie. Une commande assez inhabituelle, puisque le (relativement) bref opéra destiné au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg devait être associé à un ouvrage chorégraphique d’une belle ampleur. La postérité n’a pas réservé un grand avenir à la musique de Iolantha mais, éventuellement en pièces détachées, elle a placé Casse-noisette au sommet de la popularité de son auteur. Qui ne connaît la Valse des fleurs et la Danse de la Fée Dragée ?

Les deux pièces jointes dans cette soirée pétersbourgeoise du 18 décembre 1892 firent donc leur propre carrière, le ballet laissant dans l’ombre le mélo de la princesse Yolande. Réunir, après un insupportable divorce, les deux volets de cette aventure est l’un de ces défis qu’adore notre maître de maison, qui en confia la mise en œuvre à un Russe, cela va sans dire, l’un de ces Russes inventifs et visionnaires, Dmitri Tcherniakov qui court le monde (occidental) pour monter sans préjugés les opéras de Mozart, de Verdi, de Tchaïkovski ou de Francis Poulenc.

La soirée commence par un drame bourgeois, dans un salon bourgeois, avant de s’envoler dans la folie. Les jouets perdent la tête, la tornade emporte les joies enfantines, et le double dansé de la princesse connaît les passions et les tourments de l’innocente Yolande.

Ballerines et jeux d’enfants - ©Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Ballerines et jeux d’enfants – ©Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

L’explosion ludique
Un vrai travail d’artiste, je dirai même de virtuose, imaginant la collusion du roman bourgeois avec l’explosion ludique d’un monde de féérie. Avec des images d’une fascinante beauté, puisant aux ressources de notre machinerie informatique. Le compositeur, sans doute, n’y avait pas songé, mais nous savons bien que les scénographes recréent en toute liberté, et bousculent, pour leur bonheur parfois, les plus innocentes des partitions musicales…

Quand les éléments se déchaînent… © Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Quand les éléments se déchaînent… © Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Une magnifique basse
Ici, l’innocence et là, la diablerie, aussi exigeantes l’une que l’autre pour l’excellence musicale. Condition remplie grâce à l’impeccable prestation de l’Orchestre de l’Opéra dirigé par le jeune chef français d’ascendance arménienne Alain Altinoglu et à une distribution vocale sans failles. Particulièrement remarquables, la très poétique Yolande de Sonya Yoncheva que l’on devrait retrouver à Paris dans la Tatiana d’Eugène Onéguine, et l’impressionnante basse ukrainienne d’Alexander Tsymbalyuk, qui occupe avec aisance l’espace royal du père compatissant.

Il était déjà près de onze heures lorsque, toujours mêlées, nos deux histoires allaient connaître leur dénouement. Quelques spectateurs avaient lâchement profité du second entracte pour s’éclipser, de crainte de rater le dernier métro ?… Pourtant, j’ai appris d’expérience que lorsqu’on aime l’opéra, le temps ne compte pas…
 
 
 
Couv miniature (2)Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason de mars 2016 :
 
 
« Ce jour-là, 23 octobre 1764 : L’assassinat de Jean-Marie Leclair »

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Claude Samuel

Claude Samuel

Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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