C’est l’heure des coffrets anthologiques : 143 CD pour une intégrale Arthur Rubinstein, 80 CD pour une somme Yehudi Menuhin à l’occasion du centenaire de sa naissance. Deux géants du XXe siècle que tout oppose sinon leur judéité, deux interprètes qui ont, chacun à sa façon, glorifié le répertoire classique, à tel point qu’on a oublié le charme des sentiers de traverse qu’ils ont également explorés.
Menuhin (1916-1999), l’inoubliable interprète de la Symphonie espagnole de Lalo qui le révéla au public de l’Orchestre Lamoureux le 6 février 1927 (le chef était Paul Paray, le violoniste avait onze ans), le magnifique soliste du Concerto pour violon de Beethoven inscrit avec Bach et Brahms (les 3 B !) au programme du premier concert à Berlin – toujours onze ans, et Bruno Walter à la baguette –, Menuhin fut aussi le créateur (et le commanditaire) de la Sonate pour violon seul de Béla Bartók, alors que le compositeur, exilé aux Etats-Unis, n’avait, Outre-Atlantique, ni public, ni ressources. L’œuvre fut créée à Carnegie Hall, et son auteur dira : « Il est réjouissant de voir qu’un jeune artiste (célébrissime, Menuhin n’a que vingt-huit ans !) s’intéresse à des œuvres contemporaines qui n’attirent aucun public, et qu’il les aime, et qu’il les joue comme il faut. »
Plus tard, Menuhin se lancera dans le Concerto « à la mémoire d’un ange » d’Alban Berg, et j’ai eu la chance d’assister au concert du Festival de Hollande où, avant de l’enregistrer, il joua ce chef-d’œuvre sous la baguette de Pierre Boulez.
Au Square de l’avenue Foch
Rubinstein (1887-1982) dont le nom est toujours accolé à celui de Chopin, son compatriote, m’a témoigné de sa gentillesse quand je me suis jadis extasié dans ma chronique de Paris-Presse sur une miraculeuse soirée mozartienne. Qu’il ait été le héros des Polonaises, Nocturnes et autres Mazurkas, était une évidence, que l’on reconnaisse la beauté de ses Mozart le comblait. Il m’accueillit dans sa résidence parisienne du Square de l’avenue Foch, là où vécut Claude Debussy en ses dernières années, et me fit entendre le Trio des Quilles. Il dessinait de sa main le contour mélodique mozartien, il était hors du monde, dans le bonheur. Mais les classiques lui suffisaient, même s’il lui arriva de croiser la route d’Igor Stravinsky et de Manuel de Falla. La musique moderne des années soixante l’exaspérait. « On me dit : Comme c’est intéressant ! mais quand je rencontre une belle femme, je ne lui demande pas d’être « intéressante » ! »
Un sentiment douloureux
Yehudi Menuhin, acclamé dans sa jeunesse pour la splendeur de sa musicalité, de sa technique, de sa sonorité, connut, dès la fin des années quarante, des soucis de justesse (« soubresauts » du bras droit, diagnostiquera Jean-Michel Molkhou, un spécialiste) et c’est avec un sentiment douloureux que je pense à telle Partita de Bach passablement écorchée. Menuhin se consacra alors à la direction d’orchestre ; mais l’émotion ne remplace pas la grande technique des baguettes historiques.
Arthur Rubinstein continua longtemps à porter ses Chopin à travers le monde. Un beau jour, menacé d’une cécité, il décida de prendre sa retraite, et me dit alors : « J’ai toujours eu du mal à trouver les notes, maintenant je ne trouve plus le piano. » « Arthur », comme l’appelait Jacques Chancel, était l’un des hommes les plus drôles que j’ai rencontrés, intarissable. La première fois que j’ai sonné à la porte de l’Avenue Foch, un micro à la main, pour une brève interview pour Radio-Luxembourg, il me garda une grande heure, et me dit, au moment où je le quittai avec les remerciements d’usage : « Ne me remerciez pas ! Quand je rencontre quelqu’un qui ne connaît pas mes histoires, j’en profite ! »
Il jouait de la séduction et Dieu sait à combien de femmes il servit le même discours. Tant et si bien qu’en son grand âge, il quitta son épouse légitime Nela pour partager ses souvenirs au bord du lac de Genève avec une jeune beauté rencontrée dans un bureau de concerts. Quant à Menuhin, il sera sévèrement surveillé jusqu’au dernier jour par Diana, sa seconde épouse, mais cet ascète reconnaîtra que, depuis sa petite enfance, il a toujours eu « un faible pour les filles » ; circonstance atténuante : « la forme du violon évoque de façon troublante la morphologie du corps féminin »…
Colère des Israéliens
Un ascète d’un côté, un jouisseur de l’autre. Il suffisait de passer une heure avec chacun d’eux pour marquer la différence. Mais Menuhin fut aussi l’homme de l’engagement politique, des protestations, ambassadeur de bonne volonté pour l’Unesco, anobli par la Reine Elisabeth ; il acceptera de jouer à Berlin au lendemain de la guerre avec l’Orchestre Philharmonique dirigé par un Wilhelm Furtwaengler vilipendé à l’époque au nom de son nazisme supposé et, après la guerre des Six-jours, il donnera un concert au bénéfice des réfugiés arabes. Colère des Israéliens !
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, Rubinstein refusera de jouer en Allemagne, et donnera un récital en Hollande, à proximité de la frontière, à l’intention de ses admirateurs allemands. On ne discute pas !
Menuhin et Rubinstein se sont naturellement rencontrés, et Diana raconte dans ses Mémoires comment, à l’occasion d’une rencontre fortuite dans un restaurant new-yorkais, Arthur, égal à lui-même, égrena quelques souvenirs – question d’un important mécène : « Où irez-vous maintenant ? » – « Dans la grande ville où je donnerai mon prochain récital » – «Vraiment, et qui sera votre accompagnateur ? » Arthur répliqua gaiement : « Yehudi Menuhin ! » – « Mince alors, c’est chouette ! Je sais qu’il est archibon. »
Ma jeune vieillesse
Nombreuses lectures à ce sujet. Notamment les trois volumes de souvenirs de notre grandiose conteur d’histoires : Les jours de ma jeunesse, Grande est la vie, Ma jeune vieillesse publiés chez Robert Laffont.
Pour la musique, n’hésitez pas à vous faire offrir les 80 CD de l’intégrale de Yehudi Menuhin édités par Warner Classics. J’ai opté pour l’album « enregistrements inédits et raretés », avec quelques plages miraculeuses (Bach, Tartini, Beethoven, Corelli), gravées par un Menuhin adolescent. Quant à son Paganini de 1945 (Introduction et Variations sur « Nel cor piu non mi sento »), il est simplement étourdissant.
C’est à ce proche et prestigieux ancêtre qu’Itzhak Perlman, lui-même heureux bénéficiaire au début de cette saison, d’une compilation de 60 CD à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, dédia son récital parisien du 7 avril dernier.
Récital bien fondé pour prouver que la grande salle de la Philharmonie n’est pas le lieu idéal pour la musique de chambre. Mais, dans un programme un peu trop mêlé à mon goût, la lutherie était à la fête puisque Perlman joua sur son Stradivarius de 1714, dit le « Soil », considéré comme l’un des plus beaux violons du monde, qui accompagna la carrière de Menuhin de 1950 à 1982. Explication de texte par le très regretté Etienne Vatelot : « Le « Soil » avait un grand défaut, il éclatait comme une cathédrale dès qu’on posait l’archet sur la corde […] À la fin, il était devenu trop puissant pour Menuhin »…
Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason d’avril 2016 :
« Ce jour-là, 22 mai 1872 : Pose de la première pierre à Bayreuth »
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