La musique au pas – Les juifs du Conservatoire – Germain Lubin et Alfred Cortot – L’épuration – Le gaullisme de Serge Lifar

Pierre Schaeffer (1910-1995), l’homme de la musique concrète, déploya une grande activité sous l’Occupation. Karine Le Bail révèle son parcours (DR)

Pierre Schaeffer (1910-1995), l’homme de la musique concrète, déploya une grande activité sous l’Occupation. Karine Le Bail révèle son parcours (DR)

Elle fut Isolde à Bayreuth. Il fut le chantre de la musique de Chopin. L’un et l’autre succombèrent aux sirènes du nazisme et furent mis ensuite au ban de la société musicale. Soixante-dix ans après la Libération, Germaine Lubin (1890-1979) et Alfred Cortot (1877-1962), collabos zélés, sont des symboles douloureux de notre histoire récente. Ils sont aujourd’hui deux des malheureux héros du livre de Karine Le Bail : « La musique au pas », que viennent de publier les éditions du CNRS.

On se doute qu’avec le parrainage d’un tel éditeur, l’ouvrage de Karine Le Bail  (musicologue, productrice à France Musique) qui ne manque pas de grain à moudre, est généreux en termes de chiffres, de noms, de dates, de déclarations, officielles et officieuses.

Le livreMais la première réaction du lecteur est tout de même la stupeur. La vie musicale fut-elle vraiment si florissante, en particulier à Paris, pendant les années d’Occupation ? L’occupant, bercé au lait des Passions de Bach et des Walkyries, ne pouvait qu’encourager ce zèle mélomaniaque, à condition qu’il n’enfreigne pas les règles sacrées du régime : pas de compositeurs juifs (Mendelssohn, Paul Dukas, Ernest Bloch, Schoenberg…) ou « enjuivés » (Paul Hindemith, l’ensemble de l’Ecole de la seconde Ecole de Vienne). Il fallait, bien sûr, se passer de quelques gloires violonistiques. Il fallait surtout arracher le mal à sa racine – en d’autres termes, faire le tri dès le début des études.

Il est souvent ici question de Claude Delvincourt, l’un des grands directeurs du Conservatoire de Paris, qui fit des acrobaties pour contourner l’exclusion de droit (ou de fait) des élèves juifs et demi-juifs. Henri Rabaud, son prédécesseur, confronté à quelques problèmes délicats, n’avait pas hésité à consulter directement l’ambassadeur Otto Abetz sur l’interprétation à donner à l’ordonnance allemande du 27 septembre 1940 définissant la qualité de Juif…

Edouard Colonne, photographié par Nadar. Et ses Concerts débaptisés… (DR)

Edouard Colonne, photographié par Nadar. Et ses Concerts débaptisés… (DR)

La copine de Céline
Même chasse aux juifs dans les programmes de Radio Paris sous botte allemande. L’opinion, pas encore au courant des horreurs d’Auschwitz, ne réagit guère, tant l’antisémitisme avait eu droit de cité dans la France d’avant-guerre. Karine Le Bail cite néanmoins cette lettre « à l’ironie grinçante » que Francis Poulenc adressa à André Jolivet : « Sans être philosémite, il faut bien avouer que le levain juif est indispensable pour faire lever la pâte à flan des salles de concerts et que d’autre part j’aime mieux mes Mouvements perpétuels joués par Horowitz que par Lucienne Delforge. » Une note nous apprend que Lucienne Delforge, bonne copine de Céline qu’elle rejoignit à Sigmaringen, se présentait comme « la pianiste du Maréchal ». Une autre pianiste, une certaine Melle Colonne, avait, pour sa part, adressé une lettre aux journaux afin de « proclamer qu’elle n’avait aucun lien de parenté avec le juif Colonne, fondateur des concerts qui viennent d’être débaptisés »… Triste lâcheté des temps troublés.

Alfred Cortot, un grand pianiste fourvoyé (DR)

Alfred Cortot, un grand pianiste fourvoyé (DR)

Le pianiste à la francisque 
Et puis, il y a les indignités flagrantes : Alfred Cortot qui, au lendemain de l’Armistice, rejoignit Vichy avec l’intention de prendre en mains la réorganisation de la vie musicale française laquelle, comme à toutes les époques, en avait bien besoin, Alfred Cortot, « le pianiste à la francisque », qui se fit un plaisir d’offrir aux mélomanes allemands le meilleur de son talent. Germaine Lubin, grande interprète wagnérienne – Isolde à Bayreuth en 1939 et à Paris, deux ans plus tard, sur la scène de Garnier, sous la direction d’Herbert von Karajan – qui participa activement aux fêtes musicales nazies. Moins notoirement désignés, mais adeptes de la Révolution nationale, les musiciens qui firent partie du Groupe Collaboration – premier nommé, Florent Schmitt antisémite historique, coprésident d’honneur du Groupe avec Alfred Bachelet, mais aussi la cantatrice Claire Croiza, les compositeurs Max d’Ollone et Marcel Delannoy.

L’épuration
Les uns et les autres subirent dès 1944, au fur et à mesure des grandes manœuvres de la Libération, les prescriptions implacables de l’épuration. Karine Le Bail ouvre largement les dossiers, présente les arguments des accusés qui, y compris un Cortot ou une Lubin, ont tous sauvé, un jour ou l’autre, un musicien juif. En finale, ils furent pour la plupart arrêtés manu militari, expédiés quelques jours (voire quelques semaines) sous les verrous (Florent Schmitt arrêté le 24 novembre 1944 sera vite relâché « vu son grand âge »), éventuellement privés de leurs biens, et frappés d’indignité nationale. Une mesure souvent rapportée, ou limitée dans le temps.

Chanter Wagner, même pendant l’Occupation, n’est pas rédhibitoire. Mais partager quelques moments d’intimité avec le Führer est inexcusable… Germaine Lubin fut frappée d’indignité nationale (DR)

Chanter Wagner, même pendant l’Occupation, n’est pas rédhibitoire. Mais partager quelques moments d’intimité avec le Führer est inexcusable… Germaine Lubin fut frappée d’indignité nationale (DR)

La Marche funèbre
Quant à Alfred Cortot, il subira l’affront en janvier 1947 lorsque, attaquant dans le chahut sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées la Marche funèbre de Chopin, il entendra un spectateur s’écrier : « En mémoire de Ravensbrück ? » Autre version, rapportée par Bernard Gavoty, en avocat zélé : « Vous la dédiez à votre ami Hitler, Monsieur Cortot ? » Et Gavoty d’ajouter sournoisement : « Dans une loge, Marguerite Long arbore un sourire sardonique »… Les petites gentillesses des milieux musicaux… Puis, avec le temps, on se calme.

Ce qui n’empêchera pas la médisance à retardement : non, le jeune Henri Dutilleux n’a jamais été compromis dans le pas de deux de l’entente franco-allemande. Ni Pierre Schaeffer qui, au moment de l’Armistice, s’engagea dans l’histoire des Chantiers de Jeunesse à forte connotation pétainiste, avant de se rallier activement à la Résistance.

Difficile de faire la part de choses. Je signale que le musicologue allemand Heinrich Strobel (1898-1970) cité page 70 par Karine Le Bail, n’était pas, quoique convié à quelque mondanité allemande, un affreux nazi ; cet auteur d’un ouvrage très pertinent sur Claude Debussy était à Paris en qualité de critique musical au Pariser Zeitung et s’efforçait de protéger son épouse juive, Hilde ; il fut aidé, en la circonstance, par mon très regretté confrère Claude Rostand (brahmsien éminent), lequel ne fut apparemment pas étranger à sa nomination à la tête du Südwestfunk de Baden-Baden et du fameux Festival de Donaueschingen, qu’il ressuscitera dès la fin de la guerre. Strobel, par ailleurs, fut l’artisan de l’installation de Pierre Boulez en Allemagne et, en quelque sorte, son « père spirituel ».

En revanche, dans les salons de l’Ambassade d’Allemagne à Paris, on croisait Marcel Delannoy et Germaine Lubin, déjà cités, et Serge Lifar. Ce dernier culpabilisait-il lorsque, l’interrogeant dix ans plus tard, il tint à me faire lire une lettre de félicitations du Général de Gaulle ?

Sujet de polémique, la période de l’Occupation, ce moment où il fallut, y compris pour les musiciens, se déterminer, est devenue une page d’histoire. Karine Le Bail a plongé aux meilleures sources pour rétablir une vérité parfois flageolante. Elle n’est, certes, pas la première (mais le silence a longtemps prévalu), et j’ai dans ma bibliothèque quelques ouvrages qui témoignent que cette histoire du passé a du mal à passer…

– « La vie musicale sous Vichy », ouvrage collectif sous la direction de Myriam Chimènes  (Ed. Complexe, 2001)
– « Composer sous Vichy » par Yannick Simon (Ed. Symétrie, 2009)
– « La musique à Paris sous l’Occupation » par Myriam Chimènes et Yannick Simon (Ed. Fayard/Cité de la Musique, 2013)
– «Musicologie et Occupation » par Sara Iglesias (Ed. de la Maison des Sciences de l’homme, 2014)
 
 
 
couv mai réduite (2)Retrouvez la chronique de Claude Samuel dans le magazine Diapason de mai 2016 :
 
 
« Ce jour-là, 29 mars 1964 : le dernier concert public de Glenn Gould »

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Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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