Le blog de l’été (6) – Ce jour-là : 18 juillet 1889

Emmanuel Chabrier (1841-1894), l’auteur de la Joyeuse Marche avait de l’esprit, beaucoup d’esprit ; mais son zèle tétralogique n’était pas moindre. (Dessin de "La Revue illustrée" du 15 juin 1887)

Emmanuel Chabrier (1841-1894), l’auteur de la Joyeuse Marche avait de l’esprit, beaucoup d’esprit ; mais son zèle tétralogique n’était pas moindre. (Dessin de “La Revue illustrée” du 15 juin 1887)

Ce jour-là, Emmanuel Chabrier a pris de bon matin le chemin de la gare de l’Est, « la plus belle gare du monde », dit-on. Ce jour-là, Emmanuel Chabrier, ayant acheté un billet de deuxième classe pour la modique somme de 111,75 fr, est parti pour Bayreuth où il est arrivé fort tard dans la soirée, accueilli par son ami, le ténor Ernest Van Dyck et sa famille. Ce jour-là, jeudi 18 juillet 1889, l’auteur de la Bourrée fantasque s’installait pour deux petites semaines dans la cité wagnérienne – pèlerinage oblige ! Au programme de cet encore jeune Festival : Parsifal toujours à l’affiche depuis 1882, Tristan et Isolde et Les Maîtres Chanteurs pour la deuxième fois.

Un pieux mensonge
La passion wagnérienne avait saisi Chabrier dix-sept ans auparavant lorsqu’à vingt ans, il avait recopié la partition d’orchestre de Tannhaüser ; il avait été à Londres pour la Tétralogie, à la Monnaie de Bruxelles pour La Walkyrie, il avait secondé Charles Lamoureux lequel, dans ses « Nouveaux concerts », avait affiché en dix ans à 320 reprises le nom de Wagner. Il s’était même permis un pieux mensonge quand, attaché à son bureau du Ministère de l’Intérieur, il avait filé à Munich, en compagnie de d’Indy et de Duparc, pour entendre Tristan et prétendu un voyage à Bordeaux « pour affaires personnelles » – avant d’avouer : « Comme je n’ai jamais menti, je vous dois, in petto, la vraie vérité et la voici : je ne vais pas du tout à Bordeaux. Depuis bientôt dix ans – et vous pensez s’il a dû croître depuis cette époque –, j’avais un désir fou de voir représenter Tristan et Iseult (sic !) de Richard Wagner. On ne voit ça qu’en Allemagne, et ce chef-d’œuvre se joue dimanche à Munich […] Voilà mon crime, Monsieur le Chef de bureau… » De santé fragile, mais de fort tempérament, l’employé modèle demandera, après dix-neuf années de bons et loyaux services, d’être mis en disponibilité…

Le ténor Ernest Van Dyck, le mentor wagnérien de Chabrier

Le ténor Ernest Van Dyck, le mentor wagnérien de Chabrier

Quant au rêve, c’est naturellement Bayreuth ; il en parle avec son jeune ami Ernest van Dyck, le chanteur préféré de Lamoureux, le nouveau Parsifal de la Colline sacrée, dont le talent vient de subjuguer Cosima Wagner. Ernest van Dyck accompagne Chabrier à Karlsruhe pour la représentation de sa Gwendoline, que dirige Félix Mottl, éminent wagnérien. Chabrier, inépuisable épistolier, racontera à son épouse qu’ici « les femmes sont laides et foutues comme l’as de Pique » – mais « le militaire est somptueux », et c’est également à Karlsruhe qu’il fera la connaissance de Cosima, venue assister à L’Or du Rhin et à La Walkyrie, « flanquée de deux de ses filles (sur trois) – les nommées Isolde et Eva. »

Cosima Wagner, « grande, maigre, intelligente comme plusieurs singes, toujours en deuil » (DR)

Cosima Wagner, « grande, maigre, intelligente comme plusieurs singes, toujours en deuil » (DR)

Cosima déteste Gwendoline (« un fourre-tout rappelant Gounod et Meyerbeer, pour se terminer, comme c’était inévitable, à la manière de Tristan ») – ce dont Chabrier ne se doute pas. « Mme Wagner est une femme absolument distinguée, une femme de race, très affinée, intelligente comme plusieurs singes, parlant le français comme si elle n’avait jamais quitté Paris, sans le moindre accent, enfin une femme supérieure à coup sûr. Cinquante ans, grande, maigre, des masses de cheveux presque blancs, un grand nez, une grande bouche, des masses de dents, le tout sentant son Liszt à plein nez, la main très fine. Toujours en deuil. »

Le clan français
En juillet 1889, Chabrier retrouvera l‘impératrice de Bayreuth, sur ses propres terres et sera même convié aux festivités de son hôte illustre : « Hier soir, tralala à Wahnfried, chez Cosima Wagner, veuve du Maître. Tout Bayreuth, hormis les indigènes, était là réuni ; habits, vestons, clacks et chapeaux mous, cravates blanches ou de fantaisie, gens de tous les pays, de tous les âges et de tous les mondes, l’interlope excepté, car il faut avoir été présenté. […] Je suis arrivé, sur mon 31 […] Tout le clan français Lascoux père et fils, d’Indy, Leborne, Bréville, Bagès, Poujaud, d’autres de moindre huppe. »

Chabrier a-t-il croisé, sinon à Wahnfried du moins au Festspielhaus, le jeune Claude Debussy, qui, devant l’abîme mystique pour la seconde année consécutive, commençait à virer sa cuti wagnérienne ? Debussy qui s’écrie (lettre à Ernest Guiraud) : « Quelles scies, ces leitmotive ! Quelles sempiternelles catapultes ! Les Niebelungen où il y a des pages qui me renversent, sont une machine à trucs. Même s’ils déteignent sur mon cher Tristan et c’est un chagrin pour moi de sentir que je m’en détache ».

Wahnfried ou l’intimité de la famille Wagner, à deux pas du Festspielhaus… (DR)

Wahnfried ou l’intimité de la famille Wagner, à deux pas du Festspielhaus… (DR)

Ruisselant de larmes
Chabrier, lui, s’y attache chaque jour davantage. Il court de répétitions en représentations et aligne deux Parsifal, deux Tristan, deux Maîtres Chanteurs, puis commente… À sa femme : « Hier, dimanche 21 juillet 1889, j’ai entendu Parsifal pour la première fois ; je n’ai jamais eu dans ma vie une semblable émotion artistique ; c’est un éblouissement ; on sort après chaque acte (moi du moins) absolument ahuri d’admiration, confondu, éperdu, tout ruisselant de larmes […] Je n’ai jamais rien vu ni entendu de pareil. C’est sublime d’un bout à l’autre. »

À ses éditeurs Enoch et Costallat : « Parsifal est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre. Je ne vois rien de plus beau au monde »… À Paul Lacombe : « Je rentre de Bayreuth absolument extasié. Le Parsifal est l’incomparable chef-d’œuvre ; c’est la plus intense émotion artistique de toute ma vie. Je m’en suis fourré jusque-là » – et il a « pleuré comme un veau » à la répétition des Maîtres

Réserve cependant : « En dehors de la musique, c’est un pays assommant et je préfère cent mille fois mon pauvre vieux Paris, qui est encore la plus chouette ville du monde. »

ChabrierLe quadrille
Ce n’est pas Chabrier qui composera les Souvenirs de Bayreuth, fantaisie en forme de quadrille (sur les thèmes de la Tétralogie) mais, à quatre mains, Fauré et Messager. En revanche, c’est bien un Chabrier irrespectueux qui nous lèguera ses Souvenirs de Munich, Quadrille sur les thèmes favoris de Tristan et Isolde de Wagner.

Wagnérien jusqu’au bout des ongles, oui, mais sur ses gardes quand il compose Gwendoline, España, La Sulamite, Le Roi malgré lui, Briséïs, son ultime opéra que la maladie l’empêcha d’achever.

Francis Poulenc, qui adorait la musique de Chabrier tout en partageant à l’égard de Wagner l’allergie de ses amis – de quelques amis… – du Groupe des Six, s’en tire par une pirouette dans sa délicieuse biographie, qu’il eut jadis l’amabilité de me dédicacer : « Ce n’est pas l’écriture de Wagner qui a influencé Chabrier, mais son génie lyrique […] Somme toute, Chabrier a pris son élan grâce à Wagner, mais est toujours resté fidèle à son idéal ensoleillé, même dans Gwendoline ».

(Diapason – Chronique de février 2014)

 
 
Pour combler votre curiosité
– Albert Lavignac : Le voyage artistique à Bayreuth (première édition à la librairie Delagrave)
– Emmanuel Chabrier : Correspondance (Klincksieck)
– Roger Delage : Emmanuel Chabrier (Fayard)
– Francis Poulenc : Emmanuel Chabrier (La Palatine)
 
 
 
couv réduite (2)

Retrouvez la chronique de Claude Samuel
dans le magazine Diapason de juillet-août 2016 :

« Ce jour-là, 15 janvier 1941 :
Création du
Quatuor pour la fin du Temps »

A propos de l'auteur

Claude Samuel

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Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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