Le blog de l’été (7) Ce jour-là : 24 décembre 1800

Josef Haydn ne saura pas que sa « Création » a failli changer le cours de l’histoire… Portrait par Thomas Hardy

Josef Haydn ne saura pas que sa « Création » a failli changer le cours de l’histoire… Portrait par Thomas Hardy

Ce jour-là, Bonaparte, Premier consul, avait décidé d’assister au concert de l’Opéra. Ce jour-là, l’Opéra avait programmé la première parisienne de La Création de Josef Haydn. Ce jour-là, une machine infernale explosa, fit des morts et de nombreux blessés, et perturba quelque peu le bon déroulement de la soirée. 24 décembre 1800 (3 nivôse an IX) : l’attentat de la rue Saint-Nicaise.

Un dévot
On espérait que Haydn serait là pour diriger, mais il avait toutes les bonnes raisons pour ne pas venir : son grand âge (il aura soixante-huit ans dans trois mois), la situation politique (à Vienne, on n’aimait pas trop les Français dont les armées marquaient victoire sur victoire), enfin le statut déjà prestigieux du dernier grand chef-d’œuvre de Haydn, cet homme modeste, animé d’une foi indestructible – « Je n’ai jamais été aussi dévot qu’à l’époque où je travaillais sur La Création ; je me jetais à genoux pour implorer Dieu de me donner la force nécessaire pour finir mon œuvre. » Car l’œuvre, composée sur des textes extraits de la Genèse, du Livre des Psaumes et du Paradis PerduParadise Lost – poème épique de John Milton, avait fait l’événement dès sa répétition générale publique, le 29 avril 1798, concert sur invitation au palais Schwarzenberg …

Pour contenir la foule des mélomanes, on avait dû mobiliser dix-huit policiers à cheval et douze à pied ; et l’affluence fut encore plus grande le soir de la première publique, l’année suivante, en présence de la famille impériale et de plusieurs « princes chassés par les Français » : le Grand Duc de Toscane, le Duc de Parme, et même Marie-Thérèse Charlotte, la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, que le Comte d’Artois avait surnommée « Mousseline la sérieuse ». « Mais moi, déclarera l’épouse du compositeur, je n’y comprends rien. »

Commentaire de l’auteur : « Il lui est absolument indifférent de savoir si son mari est cordonnier ou artiste. » Elle mourra au printemps 1800, une semaine avant la première à Londres de cette Création qui doit tant au récent séjour outre-Manche de Papa Haydn. Et après Londres, il y aura Paris dans la foulée.

Napoléon Bonaparte vers 1802 - Huile sur toile d’Antoine-Jean Gros

Napoléon Bonaparte vers 1802 – Huile sur toile d’Antoine-Jean Gros

« Bien avant l’exécution, la simple annonce de l’oratorio avait fait sensation. Quinze jours auparavant, plus une loge n’était libre. Dès neuf heures du matin le jour de l’exécution, l’Opéra était entouré d’une grande foule, et le soir, la confusion était terrible. Bonaparte et les principaux membres du gouvernement étaient là. » Au dernier moment, Bonaparte avait hésité, cet infatigable travailleur était harassé, mais Joséphine avait insisté et ils étaient partis pour ce Théâtre des Arts et de la République, situé rue de la Loi (aujourd’hui rue de Richelieu) sur l’emplacement de l’actuel square Louvois, qui faisait office de Grand Opéra. Bonaparte, précédé par une escorte de cavaliers de la Garde consulaire, avait quitté les Tuileries dans une première voiture, accompagné du ministre de la guerre Berthier, du général Lannes et de Lauriston, son aide-de-camp ; Joséphine, son épouse et future impératrice, suivait dans une deuxième voiture en compagnie d’Hortense, sa fille, future reine de Hollande, et du général Rapp, jeune vétéran de la campagne d’Egypte.

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Gravure d’époque - Musée Carnavalet

Gravure d’époque – Musée Carnavalet

Le trajet fatal….
Vingt-deux morts
Lorsque la voiture du Premier Consul, conduite à grande vitesse par un certain César, légèrement alcoolisé dit-on, s’engagea à vingt heures dans la rue Saint-Nicaise, une énorme explosion retentit. « La voiture sembla s’enlever, notera la reine Hortense dans ses Mémoires. Les glaces se brisèrent et retombèrent sur nous. C’est contre Bonaparte, s’écria ma mère, et elle s’évanouit. » Et Charles Desmarets, le chef de la police précise : «  Les cavaliers de l’escorte se sentirent soulevés sur leur selle. Le fracas du coup, les cris des habitants, le cliquetis des vitres, le bruit des cheminées et des tuiles pleuvant de toutes parts firent croire que tout le quartier s’écroulait sur eux. » On releva vingt-deux morts et une centaine de blessés. Parmi les victimes, Marianne Peusol, une fillette de quatorze ans, fille d’une marchande des quatre-saisons, à laquelle les conjurés avaient donné douze sous pour tenir la jument dont la charrette tirait la machine infernale…

Joseph Fouché, l’impitoyable ministre de la police, désigna d’emblée les Chouans

Joseph Fouché, l’impitoyable ministre de la police, désigna d’emblée les Chouans

L’émoi du public
Impassible, Bonaparte exigea d’aller au concert. Le chef d’orchestre Jean-Baptiste Rey attaqua la partition de Haydn mais, devant l’émoi du public rapidement mis en courant de l’attentat, il posa sa baguette. Journal des Débats du 4 nivôse an IX : « L’œuvre a été applaudie avec transports jusqu’au moment où les premiers rapports ont circulé dans la salle. Le Premier Consul est resté à l’Opéra avec sa famille jusqu’à l’instant où l’on a baissé la toile. » De retour aux Tuileries, où une grande foule s’était déjà rassemblée, il éclata et sa colère prit comme cible son Ministre de la Police, l’impitoyable Joseph Fouché, accusé de ne pas avoir suffisamment surveillé les « revenants de septembre », ces Jacobins qui reprochaient à Bonaparte d’avoir trahi les symboles de la Révolution. Fouché se défendit en pointant du doigt les royalistes, déçus que le même Bonaparte n’ait pas préparé le terrain pour le retour de leur Roi. « On ne me fera pas prendre le change, dit le Premier Consul. Il n’y a ici ni Chouans, ni émigrés, ni ci-devant nobles, ni ci-devant prêtres. Je connais les auteurs et je saurai bien les atteindre et leur infliger un châtiment exemplaire… »

Fouché avait raison. On découvrit bientôt qu’inspirés par Cadoudal, général de l’armée catholique et royale de Bretagne, couverts d’or par les Anglais, les responsables de l’attentat étaient bien des Chouans : Pierre Robinault de Saint-Réjeant, Joseph Picot de Limoëlan et le vieux François-Joseph Carbon qui avait mis au point la machine explosive. La machine avait bien fonctionné, mais avec quelques secondes de retard, Limoëlan, paniqué, ayant tardé à donner le signal convenu.

procesSous la torture
Dans un premier temps, la justice s’exerça contre les Jacobins, puis les vrais coupables furent découverts. Carbon donna sous la torture les noms de ses complices avant d’être abattu ;  Saint-Réjeant fut exécuté en place de Grève, le 30 germinal (20 avril). Quant au chevalier Joseph Pierre Picot de Limoëlan, il parvint à s’enfuir, il se réfugia aux Etats-Unis où, ravagé par le remords, il entra dans la prêtrise.

Cynique comme tous les gouvernants, Bonaparte était satisfait : il avait profité du complot royaliste avéré pour décapiter l’état-major des Jacobins. Et il chargea Fouché de « dresser une liste des principaux terroristes afin de les déporter dans les déserts du nouveau monde. » Mais Haydn n’en sut rien, bien naturellement…

(Diapason – Chronique de novembre 2015)

Pour combler votre curiosité
Marc Vignal : Joseph Haydn (Fayard)
Patrice Guenniffey : Bonaparte (Gallimard)
Adolphe Thiers : Mémoires du Consulat et de l’Empire (Ed. Robert Laffont)

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Retrouvez la chronique de Claude Samuel
dans le magazine Diapason de juillet-août 2016 :

« Ce jour-là, 15 janvier 1941 :
Création du
Quatuor pour la fin du Temps »

A propos de l'auteur

Claude Samuel

Claude Samuel

Les commentaires de Claude Samuel sur l'actualité musicale et culturelle, étayés de souvenirs personnels.

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