… des vrais goûts réunis

Denis Grenier
Ecrit par Denis Grenier

 

Nicolas Poussin (Les Andelys 1594 – Rome 1665)

La Danse de la musique du Temps (vers 1638)

Huile sur toile – 82,5 x 104 cm (Londres, Wallace Collection)

 

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Traversant le ciel sur son char d’or, un Apollon héroïque et radieux, nimbé d’un halo, inonde de lumière sidérale l’épaisse masse de nuages qui se déplace à vive allure. Précédé par quatre chevaux conduits par l’Étoile du matin, Lucifer, élytres dressés, le dieu du Soleil accompagné par les Heures du jour, voletant autour de lui avec leurs délicates ailes d’insectes, brandit avec énergie le cercle du zodiaque. À la tête du convoi, l’Aurore, déesse de l’aube, répand des fleurs sur le paysage pastoral arcadien, pénétré par quelque invagination de la mer, et bordé de montagnes aperçues dans le lointain. Sur un espace en terre battue délimité par des éléments d’architecture ouvrant sur la prairie environnante, quatre personnages exécutent une danse aux apparences de chaconne ou de passacaille : derrière la Pauvreté, à droite le Travail, au premier plan la Richesse, à gauche le Plaisir [i].

 

Près du muret aux lignes sévères jouxtant le terme surmonté des deux visages, juvénile et âgé, de Janus, regardant dans des directions opposées, un enfant souffle dans une pipe pour faire naître des bulles éphémères, alors que, face à lui, de l’autre côté de la terrasse, son alter ego observe le mouvement des grains qui s’écoulent de la partie supérieure d’un sablier. Au-delà des modestes végétaux faisant pendant aux quelques arbres disposés ça et là, le Temps ailé, chauve, mais encore bien musclé, adossé contre l’extrémité du mur terminé d’une corniche [ii], gratte les cordes d’une lyre. Le travail donne accès à la richesse, cette dernière au plaisir, dont l’excès conduit à la pauvreté… qui oblige au travail… et se continue le cycle de la vie, jusqu’au jour où la mort l’interrompt, et que l’esprit quitte le corps pour retrouver l’Éther dont il est issu, à charge pour les survivants de poursuivre cette vie terrestre, qui n’est qu’un épisode du va-et-vient qui gouverne l’existence. Délaissant la faux du moissonneur pour se faire avatar d’Orphée, le Temps cosmique règle l’Harmonie des sphères desquelles participent la musique et la danse. De leur côté, les bulles qui naissent pour mourir aussitôt illustrent le destin inéluctable de l’homme, finitude symbolisée par le mouvement de la « clepsydre » [iii] lancé dès l’enfance. Dépositaire des vérités secrètes régissant le caractère transitoire de la vie, Janus qui voit à la fois devant et derrière, en connaît le début et la fin.

 

Tel est le filigrane de cette méditation poétique et morale, empreinte de nostalgie, qui participe de la nature morte. Derrière la riche érudition du peintre, puisant dans le legs de l’Antiquité, se profile la culture du commanditaire, Giulio Rospigliosi [1600-1669], cardinal de la sainte Église, futur pape Clément IX, proche des Barberini, esthète raffiné, dont le concetto mis en image par le Poussin, permet de justifier le plaisir esthétique de l’hédoniste. Poète et auteur de plusieurs livrets d’opéras sacrés dont La Vita umana de Marco Marazzoli [iv], traitant de la précarité humaine, il s’inscrit dans la ligne de Sénèque qu’il christianise, vie et mort constituant un diptyque indissociable. Tempus fugit, pour les Romains il importait d’apprendre à vivre sa mort. Les Heures fugitives qui accompagnent Apollon nous rappellent le caractère cyclique et évanescent des choses, jalonné par la musique, art du temps qui passe. Bientôt pâlira la lumière radiante du dieu, bientôt elle renaîtra. Poésie, musique, et danse, dont Apollon est la divinité tutélaire, expriment l’harmonie universelle [v] dans la correspondance des arts, auxquels Nicolas Poussin associe la peinture : ut pictura musica poesis.

 

Dans cette foulée, les moyens artistiques mis en œuvre par l’artiste visent l’atteinte de l’équilibre. Si la composition en frise, soutenue par la fermeté du dessin, renvoie au bas-relief de quelque sarcophage romain, la richesse du coloris est tributaire de la Lagune, tout en respectant le cerne. À ce stade de son cheminement, à la croisée des chemins entre émotion, italienne, et raison, française, le peintre manifeste sa sensibilité à la couleur qu’il charge de significations. Fadeur du vêtement de la Pauvreté, plus terne encore que celui du Travail, éclat des atours de la Richesse, qui renvoient au cangiante [vi] des maniéristes, aspect « accrocheur » de ceux du Plaisir… ne sont pas fortuits. À sa manière, ce style « mitoyen » préfigure les « goûts réunis » chers à François Couperin le Grand, désireux d’associer les deux sensibilités, cisalpine et transalpine, plutôt que de les opposer. Dès la première moitié du siècle, Poussin est confronté à un choix difficile [vii] que, dans la seconde, le compositeur réussit comme tout naturellement à aménager. Son intérêt pour les diverses nations n’est probablement pas étranger à l’entreprise.

 

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L’atteinte de l’objectif demeurerait cependant lettre morte sans l’engagement de l’interprète. Annoncé par le discours théorique étoffé du texte musicologique écrit par le claveciniste, le geste musical est idoine à la volonté d’entrecroisement des deux latinités. Merveilleuse de subtilité, et de finesse, ce qui ne diminue en rien l’engagement expressif et artistique du prestataire, l’interprétation de Frédérick Haas, rend enfin à Couperin ses vraies couleurs. Réalisation exemplaire, cette page unique de la discographie française doit être saluée comme un jalon incontournable. On attend avec impatience le second volume.

Alpha, ut pictura musica, 136, 2008, 2 CD.


[i] Giovan Pietro Bellori l’identifie à la Luxure. [ii] Sur certaines représentations, on croit y apercevoir un bas-relief à peine visible, à moitié effacé par le temps. Cette observation, qui aurait l’avantage d’aller dans le sens de la portée morale de l’œuvre, ne semble pas pouvoir être avérée par un examen attentif. [iii] Ancêtre du sablier, la clepsydre mesurait le temps d’écoulement de l’eau d’un récipient dans un autre. [iv] L’œuvre a été présentée au palais Barberini en 1656, comme l’avait été en 1632 le San Alessio du même auteur, mis en musique par Stefano Landi. [v] Poussin est un connaisseur en matière de musique ; il a comme ami le peintre Dominiquin, lui-même théoricien de cet art, proche des Barberini. Ces questions sont abordées par Marin Mersenne dans son Harmonie Universelle. [vi] « Virage de couleurs du tissu, coquetterie de peintre, maître des transitions chromatiques » [Patricia Falguières]. [vii] Vers 1630 à Rome, la querelle de l’Académie de saint Luc va amener le peintre à mettre de côté son intérêt pour la couleur vénitienne et à choisir l’art classique comme orientation définitive, tout en conservant un intérêt pour celle-ci.

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