En collaboration avec
PHILIPPE GERVAIS
Philippe Gervais a soutenu un doctorat en Sorbonne sur les opéras de Lully et Quinault et il enseigne la littérature et l’histoire de l’art au Collège Maisonneuve à Montréal. Il est également actif comme conférencier et critique musical et a participé à de nombreuses émissions culturelles à Radio-Canada.
Alpha 176, 2011
Jean-Jacques Nattier
Paris 1685 – 1766
Portrait à mi-corps d’Anne-Henriette de France [1727-1752], dite Madame Henriette
Huile sur toile, 246 x 185 cm
Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
« Continuez Nattier, et vous deviendrez un grand homme. »
Louis XV
Devant une cloison où domine le bistre et à laquelle le « sfumato » donne l’apparence du marbre, Madame Seconde, deuxième fille du Bienheureux, est assise dans un fauteuil recouvert de satin brodé aux accents d’ocre, en consonance avec le bois doré du dossier que domine le lys héraldique des souverains de France. Coiffée de quelques fleurs, les cheveux retenus par un rang de perles se prolongeant de deux longues tresses, elle est vêtue d’une robe vermillon dont le décolleté découvre les épaules. La carnation rose du visage, mise en valeur par des accents de fard discrètement appliqués avec de la poudre, en acquiert la qualité d’une délicate porcelaine. La jeune femme est représentée en compagnie de son instrument de prédilection, la basse de viole, à sept cordes, ornée d’une tête juvénile, et tient l’archet de la main droite. Yeux brillants et regard volontaire, les traits sont décrits sans complaisance, y compris le menton caractéristique des Bourbons. Selon l’étiquette, la robe est ample et décorée d’un réseau de dentelle de fils d’or aux motifs végétaux stylisés, particulièrement abondant au niveau du corsage, lequel se marie avec la trame du tissu de son siège. À côté, sur le lutrin du clavecin à deux claviers, placé sur un pied sculpté, trône une partition grand format de Vénus et Adonis.
Préférée de son père, sur lequel elle exerce une certaine influence, Henriette aura le privilège d’être éduquée à Versailles et non à Fontevraud comme ses sœurs, contraintes de s’y exiler par souci d’économie. Malheureuse en amour, son idylle avec son cousin, le duc de Chartres, un Orléans, futur chef de la branche cadette de la Maison de France, sera contrariée, car elle entre en conflit avec les intérêts dynastiques. Cette union étant de plus susceptible d’indisposer le roi d’Espagne Philippe V, arrière-petit-fils de Louis XIV, outragé que le roi de France ait convolé avec Marie Leszczynska, plutôt qu’avec la jeune infante espagnole, Henriette demeurera célibataire. Elle mourra prématurément, à l’âge de 24 ans, victime de la petite vérole. Dévouée à la musique elle recevra les leçons du violiste et compositeur Jean-Baptiste Forqueray, fils d’Antoine, contemporain de Rameau.
Fils du portraitiste Marc Nattier, le neveu de Hyacinthe Rigaud connaît des débuts difficiles, compliqués par la banqueroute de Law, ce qui l’oblige à abandonner la peinture d’histoire, qu’il affectionne, au profit du portrait, plus rémunérateur. Sa réputation est telle que Pierre le Grand de Russie, rencontré à Amsterdam, souhaite se l’attacher à Saint-Pétersbourg, invitation qu’il décline, préférant exercer son art en France, où il sera académicien et bientôt le peintre préféré de Louis XV dont il réalisera les effigies de toute la famille. Ce portrait, qui inaugure la série, est un modèle du genre. On y trouve réunies les qualités qui font la réputation du peintre : élégance de la pose et délicatesse du modelé, jeux de lumière subtils, harmonie du coloris à la fois somptueux et contrôlé, et chatoiement des étoffes. Les détails sont fouillés, rendus avec une finesse particulière, et ce jusque dans le manche de la viole et sa tête au faciès expressif, laquelle constitue une « nature morte » avec l’archet et le clavecin. D’une grande sensibilité, le travail de Nattier préfigure les portraits de Greuze et de Vigée-Lebrun.
L’œuvre a fait l’objet d’une maturation par le dessin, discipline où Nattier excelle, c’est d’ailleurs à lui qu’on confiera la reproduction du cycle de Marie de Médicis au Luxembourg. Le feuillet du livret fait voir l’état préliminaire, obtenu par quelques traits de crayon, plus libre, le sujet s’y montrant plus souriant par rapport au tableau final où il doit être tenu compte de son statut social. Le portrait, dont on trouve plusieurs copies, laisse transparaître une certaine mélancolie à laquelle la vie amoureuse d’Henriette n’est certainement pas étrangère. Il est vrai que la musique est une chose sérieuse, surtout en contexte officiel, malgré la légèreté à laquelle on a souvent associé la cour de Louis XV.
Pour surprendre Adonis j’abandonne les cieux,
C’est l’Amour qui le suit, c’est Vénus qui l’adore ;
Le rapprochement d’une image comportant une viole et une feuille de musique dont Adonis est le héros, avec une composition de Rameau transcrite pour la chambre, où l’instrument est au centre du discours, s’impose comme une évidence. Cette présence participe de l’atmosphère élégiaque qui imprègne la passion de la déesse de la Beauté pour le bel éphèbe, victime de Diane et de l’Amour.
ut pictura musica
la musique est peinture, la peinture est musique
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Après Rameau à l’orgue, sous les doigts d’Yves Rechsteiner, Alpha propose cette fois de larges extraits de la suite d’orchestre des Surprises de l’Amour transcrite à deux violes. Programme inédit et inattendu, mais que n’aurait sans doute pas désavoué le compositeur : en effet, Rameau aimait assurément la viole de gambe, à laquelle il confie une partie redoutablement virtuose dans les Pièces de clavecin en concert, son unique recueil de musique de chambre. Qu’il ait dédié une de ces « Pièces » à Marais et une autre à Forqueray montre assez qu’il avait le plus grand respect pour ses contemporains violistes et que, comme eux, il ne destinait pas ses compositions à des amateurs.
Par un amusant détour de l’histoire, Forqueray et Marais ont pu inspirer de loin les transcriptions enregistrées ici. La renommée et la rivalité des deux maîtres était en effet telle qu’on venait de l’étranger pour étudier avec eux. Ainsi, le compositeur et violiste Ernst Christian Hesse entreprit, au début du XVIIIe siècle, un long voyage de Darmstadt à Versailles, dans le but de se former auprès de Forqueray mais aussi de son aîné Marais. Afin de ménager la susceptibilité des génies rivaux, il se présenta à l’un sous son vrai nom, et à l’autre sous le pseudonyme de Sachs. Les progrès qu’il fit avec de tels professeurs durent être impressionnants : chacun se mit alors à vanter son élève allemand, si bien qu’un concours fut organisé, visant à départager Hesse et Sachs ! Contraint d’avouer la supercherie, Hesse alias Sachs se présenta seul (forcément), mais voulut, non sans esprit, se tirer de ce mauvais pas en tâchant de se dédoubler, jouant d’abord à la façon de Marais et imitant ensuite le style plus extravagant de Forqueray, pour montrer ce que chacun lui avait appris. Chassé pour son impertinence, Hesse rentra chez lui, non sans avoir acquis, sans doute, une grande maîtrise technique et un amour de la musique française qu’il transmit par la suite à son fils, Ludwig Christian. Celui-ci, actif à la très francophile cour de Berlin, devint, dit-on, le meilleur gambiste d’Europe (et aussi l’un des derniers…). Contrairement à son père, il n’a laissé aucune composition : son unique legs musical prend la forme de nombreuses transcriptions d’opéras, et particulièrement d’opéras français, le plus souvent destinées à deux ou à trois violes. L’ensemble Musicke & Mirth avait déjà révélé, il y a peu, quelques pages ainsi arrangées provenant d’œuvres de Rameau, mais aussi de Royer et de Philidor ; le présent disque permet toutefois de mieux goûter le travail de Hesse en proposant une quinzaine de danses issues des Surprises de l’Amour, opéra-ballet à succès que Rameau fit jouer une soixantaine de fois.
Cette musique ne nous est pas inconnue : plusieurs mélomanes se rappelleront que les Musiciens du Louvre avaient enregistré jadis, en première mondiale et de la plus belle façon, une suite d’orchestre tirée de cet opéra. Toutefois, les arrangements pour violes de Hesse, habilement exécutés par Jonathan Dunford et Sylvia Abramowicz, nous plongent dans un univers sonore bien différent, plus près de celui, intimiste et virtuose, des Pièces de clavecin en concert ; un passage de l’ouverture des Surprises reprend d’ailleurs presque telle quelle la Pantomime du Quatrième concert ! Afin de demeurer dans cet esprit et de compléter le travail de Hesse, Jonathan Dunford a composé un accompagnement élaboré pour le clavecin, qui entre ainsi à maintes reprises en dialogue avec les violes, se chargeant même à lui seul de deux courtes gavottes. Enfin, pour varier les plaisirs, Monique Zanetti et Stephen MacLeod interprètent ici quelques airs des Surprises, où les violes et le clavecin remplacent à nouveau l’orchestre. Diction impeccable, ornementation soignée, les deux chanteurs complètent avec goût et panache ce concert berlinois et parisien.