Ut pictura musica di dolcezza

Denis Grenier
Ecrit par Denis Grenier

La parole, toute la parole à

PHILIPPE GERVAIS

Philippe Gervais a soutenu un doctorat en Sorbonne sur les opéras de Lully et Quinault et il enseigne la littérature et l’histoire de l’art au Collège Maisonneuve à Montréal. Il est également actif comme conférencier et critique musical et a participé à de nombreuses émissions culturelles à Radio-Canada.

Guido Reni

Saint Joseph et le Christ enfant, huile sur toile

86 x 71, 1638-1640

Houston, collection privée

Auteur de plusieurs Vierges à l’enfant, Guido Reni surprend ici en osant le sujet très rare du Christ dans les bras de Joseph. Une description élogieuse de ce tableau, parue dans un guide touristique publié à Florence en 1677, traduit sans doute fidèlement les sentiments que voulait éveiller le peintre : È grande la tenerezza del Bambino, e’l S. Giuseppe esprime molto bene la devozione, e l’affetto che ha verso il Redentor del mondo (« L’enfant manifeste une grande tendresse et Saint Joseph exprime très bien la dévotion et l’affection qu’il a envers le Rédempteur du monde »).

Guido Reni,

Saint Joseph et le Christ enfant, huile sur toile,

126 x 101, c. 1635 (?)

Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg

Mieux connue de nos jours, une autre toile, conservée au Musée de l’Hermitage, présente une composition semblable, quoique plus ambitieuse, ce qui permet une attribution à Guido Reni, ou du moins à son atelier, dont on sait qu’il fut très prolifique. Au simple tableau de dévotion s’ajoute maintenant un élément narratif, qui introduit le sujet de la fuite en Égypte, très populaire depuis le Moyen Âge. Le traitement en est toutefois inusité : alors que Joseph, le plus souvent, conduit l’âne portant Marie et l’enfant (comme on le voit par exemple chez Murillo), c’est ici à un ange, dans l’arrière-plan le plus lointain, que revient l’humble tâche de guider l’animal, tandis que le saint, richement vêtu, semble s’être retiré à l’écart avec Jésus afin de le contempler tout à sa guise.  Pour autant, la composition reste très sobre, loin de la fantaisie du Caravage chez qui un ange violoniste console la sainte Famille en exil.

Nourrie du contraste saisissant qui oppose cette tête de vieillard, si vraie, au corps dénudé de l’enfant, toute l’œuvre respire la plus douce harmonie. Devant un paysage très simple, exempt d’éléments exotiques, où le bleu du ciel fait ressortir l’orangé du manteau, Joseph plonge son regard dans celui de l’enfant, qui lui tend des roses sans épines, symbole bien connu de la Vierge Marie. La main droite du Christ esquisse un geste taquin et affectueux, et fait ainsi écho à celle du saint, protectrice et rassurante. Un délicat sfumato, visible en particulier dans les cheveux et le vêtement, contribue à plonger cette scène dans un climat de tendresse, et même de volupté.

Célèbre en son temps, le séraphique Guido Reni, tout comme ses confrères bolognais l’Albane et le Dominiquin, paraît aujourd’hui quelque peu dévalué, eu égard à la gloire posthume dont jouissent les compositions plus dramatiques du Caravage ou de Georges de La Tour. On aurait pourtant tort d’assimiler les visions bienheureuses du Guide, dont ce tableau donne un exemple frappant, aux fades images pieuses qu’on a pu en tirer par la suite. Héritier de Raphaël, le peintre, actif à Rome, a su adapter à son époque l’héritage du classicisme renaissant tout en tenant compte des visées de la Contre Réforme.  L’exubérance baroque n’est jamais bien loin chez lui : à preuve l’invraisemblable surabondance des plis du manteau de Joseph, artifice théâtral qui met en valeur l’enfant et l’enveloppe en un immense berceau savamment agencé.

Habitués à cultiver l’art pour l’art, nous oublions aussi trop facilement qu’un tableau religieux est d’abord le reflet d’une croyance qui l’illumine de l’intérieur et lui donne tout son sens.  Certes, la seule dévotion ne saurait suffire à justifier une œuvre, mais elle peut du moins nous aider à la comprendre. Ici, le subtil mélange de réalisme et de merveilleux vise à exalter simultanément la nature humaine et divine de l’enfant Jésus, qui porte en lui une promesse de perfection et de salut futur pour l’humanité. Aussi à l’émerveillement tout naturel du père devant son fils adoptif se joint un état d’extase, de « transport hors de soi », que le tableau souhaite bien entendu faire partager au spectateur, amené à contempler la contemplation pour ensuite y parvenir à son tour. Du reste, cette couleur orangée, qui d’emblée attire l’attention, ne signifie pas autre chose : traditionnellement associée à Joseph, elle symbolise la révélation de l’amour divin à l’âme humaine, et livre donc en elle-même  la clef du tableau.

Giovanni Felice Sances (c.1600-1679), Motets extraits de Motetti a 1, 2, 3 & 4 voci (1638),

Stabat mater. Pièces instrumentales de Michelangelo Rossi et Girolamo Kapsberger.

Les petits motets de Sances offrent un magnifique équivalent musical à l’art raffiné du Guide. Malgré son patronyme à consonance espagnole, Giovanni Felice Sances est d’origine italienne : né à Rome vers 1600, il fit carrière à la cour impériale de Vienne après avoir travaillé à Padoue et à Venise. Comme bien des compositeurs de son époque, Sances recourt, pour sa musique religieuse, à une grande variété de formes : on trouvera ici des motets à voix seule (tel le Dulcis amor Jesu) écrits dans le style mixte (style misto), où alternent sections déclamatoires, passages mélodiques et diminutions virtuoses, des motets à deux voix avec ritournelles instrumentales et d’autres enfin à trois ou quatre voix, plus près de la prima prattica.  Moins ouvertement théâtral que Monteverdi, Sances privilégie les harmonies naturelles et se soucie avant tout de l’effet d’ensemble et de la clarté de la structure. Son Salve Regina en offre un bel exemple : point d’éclats sur ad te clamamus, point de soupirs ni de chromatisme descendant pour évoquer cette « vallée de larmes » où nous vivons, mais partout une éloquence, une ferveur doucement persuasive (O dulcis Virgo!), qui doit ébranler les défenses du chrétien et lui laisser entrevoir, par-delà le plaisir des sens, l’image d’une autre félicité.

Découvrir ce répertoire italien peu connu permet aussi de mieux comprendre et de mieux situer en son contexte le riche corpus des petits motets français, souvent négligé au profit des grands motets, plus spectaculaires. Tout comme Guido Reni, dont l’école rayonnait à travers l’Europe, a pu influencer Simon Vouet et Nicolas Poussin, le très prolifique Sances apportait le modèle d’un baroque tempéré dont on trouve l’écho jusque chez Lully, Charpentier ou Daniel Danielis. Aussi apprend-on sans surprise que le prochain disque de l’ensemble Scherzi Musicali (à paraître dans la série musique en Wallonie) sera consacré aux petits motets de Joseph-Hector Fiocco, compositeur bruxellois qui pratiquait avec aisance l’union des styles français et italien.

Fondés en 2006, les Scherzi Musicali sont dirigés par Nicolas Achten, dont les talents multiples ne manquent pas d’étonner : excellent chanteur, il touche aussi le clavecin, le théorbe et la harpe, ce qui lui permet de s’accompagner lui-même, pratique à peu près inconnue aujourd’hui des musiciens classiques, mais tout à fait possible au XVIIe siècle.  À l’instar de Christina Pluhar, pour laquelle il a une grande admiration, le jeune chef n’hésite pas à s’approprier les œuvres, sans toutefois les dénaturer. Une toccate chromatique de Rossi, qu’il exécute lui-même au clavecin en guise d’interlude, se trouve ainsi enrichie d’un accompagnement d’orgue et de théorbe, tandis que les violons, la viole et le cornet préludent librement à certains motets (voyez, au début du Vulnerasti cor meum, le clin d’œil à Monteverdi!) ou doublent les voix aux moments les plus expressifs. Par ailleurs, le Stabat Mater, seule pièce de Sances aujourd’hui vraiment connue, reçoit ici un traitement inattendu : bien qu’elle soit destinée à un castrat, Nicolas Achten l’exécute en voix de baryton, tout en s’accompagnant au théorbe. Le résultat, d’une grande intériorité, paraît très convaincant et vaut largement le détour, s’il ne remplace pas les enregistrements sublimes de Maria Cristina Kiehr (Ricercar) et de Philippe Jaroussky (Virgin). Signalons enfin l’opulence du continuo (jusqu’à huit instruments, dont un lirone et un clavecin à cordes de boyaux), qui contribue à rapprocher ces motets de l’univers profane, option parfaitement défendable si l’on songe que Sances, lui même auteur d’opéras, ne dédaigne pas l’emploi de basses de chaconnes ou de passacailles, faisant de son Stabat Mater (sous-titré Pianto della Madonna) un véritable lamento vénitien.

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