ut pictura musica poesis ferrarese II

Denis Grenier
Ecrit par Denis Grenier

La culture italienne recèle de ces petits bonheurs, dont plusieurs sont de grands. Pour celui qui veut bien se donner la peine de tendre l’œil et l’oreille, et laisser sa sensibilité s’imprégner de ses saveurs uniques, le XVIe siècle transalpin demeure une mine inépuisable de plaisirs subtils et raffinés, sans prix, que goûtera l’esthète qui considère avant tout la vie sous l’angle de la beauté.

Le dernier CD de l’ensemble Doulce Mémoire, dirigé par Denis Raisin Dadre, consacré au Concert secret des dames de Ferrare, le Concerto delle Dame, récemment paru chez Zig Zag Territoires, est de ceux-là. Une merveille, rien de moins, à écouter… en solitaire, ou en la compagnie, choisie, d’une âme sensible à ces beautés d’un autre âge, à vrai dire jamais surpassées.

ferrare.JPG

Luzzasco Luzzaschi, Ludovico Agostini, et al., Concerto Delle Dame, Doulce Mémoire, dir. Denis Raisin Dadre, Zig Zag Territoires, ZZT071001, 2007.

Voilà que ce programme nous conduit vers les rives du Volano, bras du delta du Pô, à la fin de la Renaissance. Ferrare, ville d’Émilie, pays de la douceur s’il en est, est la voisine de Bologne, de Mantoue, de Parme, et coule des jours heureux sous les derniers d’Este, établis en ce lieu béni depuis le XIVe siècle. Le duc Alfonso, ultime héritier de la lignée, mort en 1597 sans laisser de descendance — ce qui justifiera la dévolution de Ferrare aux États pontificaux sous les Aldobrandini du pape Clément VIII — et sa cour se réservent l’écoute de ce que l’on appellera la musica secreta, privilège réservé à la famille ducale et à ses proches, et interdite de publication et de copie, ce qui attise la convoitise des autres cités-États italiennes, et en particulier du Grand Duc de Toscane, dont les agents se livrent à l’espionnage musical. Les fameux passagi stimulent l’imagination et l’envie. Le Napolitain Gesualdo, venu à Ferrare pour convoler en secondes noces avec une d’Este, est tellement impressionné qu’il décide de changer de style pour adopter la manière ferraraise ! En 1601, il sera mis fin au secret grâce à une édition romaine, à l’occasion du changement de main du duché.

Cultiver l’énigme

Sous la conduite de Luzzasco Luzzaschi, et en compagnie de divers instrumentistes, trois dames de noble extraction, se consacrent à l’interprétation de textes poétiques de haut vol, qui d’inspiration antique, qui de poètes ferrarais tels que Torquato Tasso, le Tasse, Guarino Guarini, et al. Poésie et musique réalisent la symbiose idéale, la vraie correspondance entre les arts. Le compositeur Ludovico Agostini participe à l’entreprise avec des madrigaux cultivant l’énigme, dont raffolait l’époque, comportant nombre de tours de force chromatiques.

Le résultat du chef tourangeau est probant, envoûtant : à travers 32 compositions avec une, deux, ou trois voix, entrecoupées de quelques pièces instrumentales, il restitue une atmosphère unique, maniériste, avec ses couleurs et ses demi-teintes, un véritable enchantement poétique sur fond de bellezza et demorbidezza. Non sa che sia dolore, Il ne sait ce qu’est la douleur, mais comme disait sainte Thérèse d’Avila, morte en 1582 : « La douleur était si vive qu’elle m’arrachait des gémissements, mais accompagnée d’une telle volupté, que j’aurais voulu qu’elle ne cessât jamais. Ce n’était pas une douleur physique, bien qu’elle envahît tout le corps, c’était la très douce caresse de Dieu à l’âme. » Entre mystique et esthétique, la frontière est ténue, seul l’objet de la pamoison diffère.

Voilà qui nous change

Voilà qui nous change de tous ces Vivaldi et autres Haendel qui paraissent à répétition, en cascade, pléthore intarissable qui cultive la confusion stylistique diachronique devenue la règle, marché oblige, et distille un art souvent porté par l’esbrouffe ou la virtuosité athlétique de voix qui se placent devant la musique. Ici, au contraire, délices de l’incertitude, abordant aux méandres de l’âme et de ses tourments, sinuosités de la pure poésie, denrée incontrôlable, à accueillir sans réserve, pour s’en imprégner, et la laisser agir sans limites, sans le détournement d’un vedettariat porté par un star-system, si cher à un certain jet-set. Un grand disque.

Une touche additionnelle de latinité serait peut-être bienvenue pour rendre le caractère capiteux des parfums italiens, mais la douceur, denrée bien française, est au diapason avec les valeurs émiliennes. Deuxième fondateur de l’école de Fontainebleau, Primatice, né à Bologne, en a aussi semé les germes dans l’art pictural naissant sous François Ier et Henri II, dans un pays on ne peut plus réceptif à la culture de la dolcezza. C’était aussi la contrée d’origine de son principal collaborateur Niccolo dell’Abate, né à Modène, dont la contemplation des œuvres bellifontaines dans la Grande Galerie du Louvre confirmera la consonance du sentiment.

Bémol

Un bémol ! Sauf erreur, il n’y a aucune indication de minutage, un défi pour le disc jockey… qu’est aussi le chroniqueur, peut-être une invitation par l’absurde à réaliser la recommandation osée par celui-ci quelques lignes plus haut, de se laisser aller à la poésie sans entrave ! Cela relèverait toutefois d’un sens de l’humour peu commun que l’officiant du micro en direct ne saurait goûter à sa pleine saveur pendant l’exercice de son office.

ferrara-dame.JPG

Réédition Musique d’abord, Harmonia Mundi, 901136, 1985

musica-secreta.JPG

Cette parution fournit l’occasion de réécouter le CD consacré à une même pratique musicale, paru chez Harmonia Mundi il y a dix-sept ans déjà, en 1985, et reparu depuis dans la collection économiqueMusique d’abord. En compagnie de Sergio Vartolo au clavecin, trois chanteuses italiennes s’adonnent aux joies de ce répertoire unique, peut-être inédit au disque à l’époque. Inutile de préciser que les voix méditerranéennes, latines, sont idoines à ce patrimoine qui leur est idiomatique et familier. En ce qui concerne les Anglais du Musica Secreta, il faut avouer que leur passion, sincère, et réitérée, pour la culture italienne, est touchante.

Fuir l’ennui

Ferrare est un lieu où les arts connaissent à la Renaissance une floraison remarquable, toutes disciplines confondues. Au Quattrocento, les murs de la Salle des Mois du Palais Schifanoia (photo ci-dessous), équivalent de la villa suburbana romaine, où l’on peut schivar la noia, fuir l’ennui, et goûter les deliziae, ont été décorés de fresques au programme allégorique et astrologique abscons, dues à Francesco del Cossa, Cosimo Tura, et Ercole de’ Roberti. Un lieu somme toute assez agréable à fréquenter et qui ne manquait certainement pas d’impressionner les ambassadeurs débarqués chez les d’Este.

palais-schifanoia.JPG

Salle des Mois, Palais Schifanoia

sans-titre.JPG triomphe-de-venus45.JPG

Détails de Scène d’Avril ou Le Triomphe de Vénus, de Francesco del Cossa

Déjà les valeurs de subtil raffinement et de suavité de la culture ferraraire, véhiculées ici par l’art « archaïque » de la première Renaissance, en l’un des lieux artistiques les plus brillants de toute l’Italie, sont distillées par ces œuvres monumentales commandées par les ancêtres d’Alfonso.

Et que dire des fresques musicales « célestes » attribuées à un autre Ferrarais (photos ci-dessous), le Garofalo (Benvenuto Tisi), situées au plafond, au « ciel », du Palazzo Costabili, dit Palazzo di Ludovico il Moro, édifié pour accueillir le Sforza à Ferrare, au cas où le mari de Béatrice d’Este aurait dû fuir Milan ? La Haute-Renaissance du Cinquecento a son acmé, illustrée par un artiste clairement inspiré par l’esthétique de Raphaël. Un discours musical en images qui se passe de commentaires. On voudrait en avoir été et entendu cette musique certainement divine, précédant de presqu’un siècle celle de Luzzaschi !

raphael12.JPG raphael22.JPG raphael32.JPG

« Le ciel », du Palazzo Costabili, dit Palazzo di Ludovico il Moro

« L’Italie, patrie des enchantements, des sens, et de l’amour. » Je ne sais plus de qui est cette phrase merveilleuse, et tellement à propos, notée furtivement. Que son auteur, qui vient de faire paraître un roman qui se déroule dans la Péninsule, me pardonne. Peut-être un lecteur compatissant viendra-t-il à mon secours en l’identifiant, me permettant ainsi de régler ma dette envers ce monsieur.

Ut pictura musica… la peinture, la musique, et bien plus…

 

°°°

Le Concerto delle Dame de Ferrare.

°°°

Ensemble Doulce Mémoire

Denis Raisin-Dadre

°°°

La Venexiana

Claudio Cavina

°°°

Serge Vartolo

°°°

 

 

Dans la seconde moitié du XVIème siècle, entre Bologne et Mantoue, la Cour du Duché de Ferrare est un lieu unique de création dans la passion et le raffinement avec des compositeurs, tels Luzzaschi et Agostini et des interprètes chanteurs et instrumentistes d’une rare virtuosité au service du Duc Alfonso II de la famille d’Este, et la présence des poètes Torquato Tasso et Guarino Guarini.
Luzzasco Luzzaschi (1545-1607) tient un poste d’organiste dès 1561, puis est promu en 1564 premier organiste à la cathédrale de Ferrare et à l’Accademia della Morte. Il dirige l’Ensemble de la Cour et, second Maître de Chapelle, enseigne les jeunes musiciens. Luzzaschi, élève de Cipriano de Rore, est un compositeur reconnu et apprécié. En cette fin de siècle, il est un pionnier dans la musique instrumentale et un précurseur de la seconda pratica dans l’écriture de ses madrigaux. A la demande d’Alfonso II, il compose un ensemble de madrigaux à une, deux ou trois voix de femmes avec accompagnement instrumental pour le Concerto delle Dame de Ferrare.

Après 1580 ont lieu dans le Cabinet du Duc des concerts privés donnés par l’ensemble de musica da camera, le Concerto delle Dame, dans le but de réjouir et de divertir la femme du Duc, en compagnie de membres privilégiés de la Cour ayant assez de culture et de goût pour être invités. Les trois Dames chantent, et jouent du luth, de la harpe et de la viole de gambe, avec Luzzasco Luzzaschi au clavecin et Ippolito Fiorino au luth. D’origine noble, elles consacrent leur vie à la musique et réalisent l’idéal sonore de la Renaissance par leur interprétation avec dolcezza et morbidezza des partitions riches de passagi, ornements virtuoses, écrites pour elles par Luzzaschi. Le répertoire des Dames est composé de cette musique d’avant-garde, qui suscite l’admiration de Gesualdo, de madrigaux de Ludovico Agostini, qui recèlent étrangeté chromatique et énigmes, ainsi que de madrigaux d’autres compositeurs en rapport avec la Cour.
Interdite de publication et de copie par le Duc, la musique secrète est cependant en partie publiée en 1601 par Luzzaschi pour honorer la mémoire d’Alfonso d’Este, mort en 1597 : les Madrigali per cantare e sonare, qui impressionneront Monteverdi lorsqu’il pourra les découvrir.

Le Concerto delle Dame de Ferrare interprète une musique de la fin de la Renaissance qui annonce pourtant l’expression baroque. Le texte poétique du madrigal est le fondement de l’élaboration de la mélodie et de l’harmonie et, avec le désir de mettre en valeur les moindres inflexions des mots, Luzzaschi introduit dans son écriture des dissonances auparavant interdites et de rares harmonies inimaginables, de véritables innovations. Le défi des interprètes est de donner à entendre et à goûter cette musique savante et raffinée, d’une suavité si italienne, qui nécessite de la virtuosité et en même temps une sensibilité expressive.
« Je fais de la musique avec des gens d’aujourd’hui, qui ont des corps d’aujourd’hui … » Denis Raisin-Dadre. Cette réflexion ouvre à l’auditeur un potentiel de vie musicale pour une œuvre qui date de 400 ans, avec un langage d’une grande complexité dans la conduite des voix et dans le jeu des dissonances, jouée dans un tempérament inégal en usage à l’époque à la cité de Ferrare : les affetti de la poésie mise en musique sont exprimés aujourd’hui !


Glossa, 920919, 2011

Le Concerto delle Dame est interprété (Glossa) en 2011 par La Venexiana, ensemble dirigé par Claudio Cavina : cet ensemble porte le nom d’un chef d’œuvre anonyme du théâtre italien, une comédie de la Renaissance qui brosse un portrait des coutumes et des comportements de la société italienne, avec une grande attention portée aux subtilités de la langue en jouant sur les contrastes entre raffiné et populaire, entre italien toscan et une profusion de dialectes… L’interprétation est fidèle au projet que porte un tel nom.
Les paroles des madrigaux sont chantées avec netteté, avec l’articulation de chaque note, de chaque syllabe, de manière à apprécier la mise en musique exquise des poésies et à entendre affects, émotions et passions. Les voix charnelles et chatoyantes, au plus près de l’expression du sentiment, sont animées d’une grande liberté et d’une élégance rare. L’interprétation des plus fines inflexions s’appuie sur un rythme souple et si l’écriture en est mesurée, l’inscription des durées n’est qu’un guide pour les interprètes qui expriment avec spontanéité tous les affetti dans une cohérence de la poésie et de la musique. La pulsation n’est pas une mise en place mais le rythme d’une respiration qui rend vivante cette musique pleine de vigueur et haute en couleurs. L’ensemble des madrigaux constitue un mélange harmonieux de raffinement et de réalisme porté par les textes poétiques, imprégné de la lumière chaude de la Méditerranée.
Une autre interprétation pleine de vie ne peut être oubliée. En 2007, dans Le concert secret des Dames de Ferrare (Zig-zag), des membres de l’ensemble Doulce Mémoire et Denis Raisin-Dadre interprétaient un ensemble de madrigaux ponctué d’énigmes de Ludovico Agostini au clavecin (une tradition en exercice à la Cour de Ferrare). Dans une réalisation singulière, les voix allient à la sensualité des madrigaux une finesse pleine de mouvement et de grâce. L’écriture riche en subtilités de la musique de Luzzaschi est chantée avec une spontanéité sans artifices et une infinie délicatesse.
Déjà en 2001, Serge Vartolo, l’organiste de Bologne, avait rassemblé des madrigaux issus de la musique secrète de Luzzaschi (Harmonia mundi), les voix étaient simplement accompagnées au clavecin. Le chant accompagné se déploie avec une grande souplesse comme une improvisation dans le langage si habile de Luzzaschi, avec un goût de la mélodie et des passagi, la virtuosité toujours au service de la musique et du mot, un art véritable du madrigal.

Les trois enregistrements, divers par les timbres de voix et les orientations choisies, font entendre des moments de poésie : pour chacune des interprétations, l’expression de tant de sentiments et de tant d’émotions ne manque pas de toucher et d’émouvoir. Aussi la diversité renvoie-t-elle à cette période si intense à la Cour de Ferrare, et ainsi elle permet de recevoir avec davantage de présence ce temps de musique vivante !

« Comment ne pas penser au film de Satyajit Ray le Salon de musique ? »
Denis Raisin-Dadre

                                   Thérèse Bécue

***

Laisser un commentaire