Et tout d’abord, la parole à
PHILIPPE GERVAIS
Philippe Gervais a soutenu un doctorat en Sorbonne sur les opéras de Lully et Quinault
et il enseigne la littérature et l’histoire de l’art au Collège Maisonneuve à Montréal.
Il est également actif comme conférencier et critique musical
et a participé à de nombreuses émissions culturelles à Radio-Canada.
Les Sacrae Concertationes enregistrés il y a une vingtaine d’années par René Jacobs en avaient déjà fait la preuve : Domenico Mazzocchi est un compositeur de grand talent, dont l’éloquence renvoie immanquablement aux œuvres de son illustre concitoyen Bernini. Comme lui, d’ailleurs, ce fut un humaniste, dans la meilleure tradition renaissante : prêtre, juriste, homme de lettres et historien, il consacra même dix ans de sa vie à une polémique sur les origines étrusques de sa ville natale. La musique semble toutefois avoir été sa passion première, et il serait injuste de ne voir en lui qu’un dilettante, sinon dans le sens le plus noble du mot.
La parution de cette Catena d’Adone (« La Chaîne d’Adonis »), premier opéra romain, et seul ouvrage du genre que nous ait laissé Mazzocchi, est donc un véritable événement discographique. Écrite en un prologue et cinq actes, l’œuvre nous est parvenue sous la forme d’une belle partition imprimée, signe de son importance puisque beaucoup d’opéras de l’époque ne subsistent qu’en manuscrit. Malgré tout, cette partition, selon l’habitude du temps, demande à être complétée : en guise d’ouverture et d’intermèdes entre les actes, Nicolas Achten a donc habilement intégré des sinfonie de Kapsberger, exact contemporain de Mazzocchi. Comme dans l’Orfeo de Monteverdi, et dans un style comparable, chaque acte fait aussi entendre des chœurs, ici écrits à trois, six ou même huit voix, et pris en charge par les solistes.
Le titre de l’œuvre, qui peut sembler intrigant, est à lire au sens métaphorique : Adonis, amant de Vénus, s’égare dans une forêt enchantée et rencontre la magicienne Falsirena qui s’éprend de lui et l’enchaîne d’un lien invisible mais puissant. Étrange personnage à la vérité que cette « fausse sirène » : tenant à la fois d’Armide et de Didon (écoutez sa plainte lors du départ d’Adonis : « Ah, je délire, où suis-je? Vous êtes partis, ô mes yeux… »), elle rappelle également Médée lorsqu’elle use de magie et invoque solennellement Pluton pour obtenir son aide. La fin de l’œuvre, en revanche, montre une Falsirena démasquée : punie pour avoir, en dernier recours, tenté d’usurper l’identité de Vénus, elle sera attachée à un rocher par une chaîne –cette fois bien réelle–, juste retour des choses qui laisse Adonis libre de retourner dans les bras de la déesse.
Ce livret, dont nous ne donnons ici qu’un pâle résumé, offrait à Mazzocchi plusieurs occasions de montrer sa grande maîtrise de la déclamation expressive. Plein de noblesse, son recitar cantando retient l’attention en combinant sans cesse le charme mélodique à l’audace harmonique. Modulations imprévues, retards, décalages, phrases inachevées, effets de glissandos, jeux d’échos, tout est mis en œuvre pour traduire les multiples affects qui parsèment ce poème chargé d’antithèses et d’images baroques. Voyez encore cette scène, superbe illustration du pouvoir de la parole, où Falsirena, écoutant sa suivante lui décrire Adonis, en tombe amoureuse avant même de l’avoir rencontré!
Tout comme l’Apollon et Daphné de Bernini, sculpté un an plus tôt, s’orne d’une devise moralisatrice destinée à couvrir le caractère érotique de l’oeuvre, la dernière page de la partition imprimée de la Catena apporte une allegoria della favola qui en livre la justification chrétienne : Adonis s’arrachant des bras impudiques de la falsificatrice Falsirena pour revenir vers Vénus représente l’âme humaine se libérant des chaînes de la concupiscence et retournant à Dieu. Étonnant syncrétisme, qui fait de Vénus, déesse pourtant impudique s’il en fut, la figure de Dieu le père! Songeons en plus, pour ajouter à l’ambiguïté du spectacle, que Vénus et Falsirena furent toutes deux interprétées, lors de la création, par des castrats sopranos. Ainsi, lorsque Falsirena prend l’apparence de Vénus pour séduire Adonis (Amour lui-même s’y trompe, et croit avoir deux mères!), les spectateurs voyaient un homme jouant le rôle d’une magicienne déguisée en déesse, triple déguisement, tromperie baroque qui devait prolonger encore le jeu fascinant des contraires.
Sous prétexte que la distribution n’affiche aucun nom connu, on aurait bien tort de se priver de ce coffret. Sans être inoubliables, les chanteurs ont des voix chaleureuses et paraissent pénétrés, à tout moment, de l’émotion voulue. L’art de réaliser le continuo est certes un domaine où beaucoup de progrès ont été faits ces dernières décennies, et pourtant ce qu’on entend ici paraît aller encore plus loin en efficacité dramatique comme en subtilité, notamment grâce à l’ajout d’instruments rares tels le clavecin-luth, l’épinette ou le tiorbino (version à l’octave du théorbe). On sent chez les Scherzi Musicali la présence d’un rigoureux travail d’équipe, qui n’est pas sans rappeler l’heureuse époque où le Concerto Vocale défrichait les opéras de Cavalli, sous la direction inspirée de René Jacobs, chef, chanteur et claveciniste comme Nicolas Achten. Détail amusant, le chanteur qui incarnait Adonis à l’époque de Mazzocchi, Lorenzo Sances, était le frère de Giovanni Sances, dont les Scherzi Musicali ont enregistré récemment un beau disque de motets, recensé ici il y a quelques mois.
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Orazio Gentileschi
Pise 1563 – Londres 1639
Joseph et la femme de Putiphar [Potiphar], vers 1626 – 30
Huile sur toile, 204,9 x 261,9 cm
Windsor, Collection royale
On ne compte plus les intrigues amoureuses dont les épisodes, parfois osés, jalonnent l’histoire et la fable. En inversant les sexes, les situations mettant ici en présence Vénus et Adonis pour la musique, et Joseph et la femme de Putiphar pour l’image, comportent, malgré dans ce dernier cas la résistance du serviteur fidèle à l’invite libidineuse, des similitudes qui rapprochent ces deux versions d’un modèle promis à une grande fécondité. L’opéra de Mazzocchi comprend même une troisième affaire ressortissant au même thème alors qu’après sa liaison avec elle, le jeune amant d’Aphrodite se voit être l’objet du désir effréné et non sollicité de la magicienne Falsirena, entre les chaînes de laquelle l’éphèbe est malencontreusement tombé en voulant fuir la vindicte de Mars, époux outragé de la déesse. La convoitise féminine illustre à nouveau un archétype dont on peut multiplier les exemples, quoiqu’il ne manque pas non plus de cas impliquant l’initiative masculine. Peinture, musique, etc. : le « paradigme » s’avère omniprésent dans l’ensemble des arts, tous genres confondus.
La situation décrite par le peintre d’origine pisane est on ne peut plus claire. Dans un contexte biblique, elle met en présence l’épouse de l’eunuque chargé de l’administration de la maison du pharaon et son serviteur Joseph, fils de Jacob vendu par ses frères jaloux à un chamelier rencontré au désert, et pour lequel celle-ci ressent une passion irrépressible. À moitié étendue sur la couche encore chaude où règne un désordre consécutif à une nuit agitée, qu’elle a sans doute passée seule, dépitée, l’air hagard, les yeux fixés sur l’objet de son désir, Zolaykha tend au jeune homme le manteau qu’elle lui a enlevé par la ruse en espérant le forcer à succomber, à défaut de pouvoir circonvenir sa résistance. L’air décidé, résolu à mettre un terme définitif à une supplique réitérée, devenue insistante, le domestique loyal en qui Putiphar a mis toute sa confiance tire le grand rideau qui isole la pièce qu’il s’apprête à quitter, sans se préoccuper de récupérer son vêtement. Aperçu de dos dans la pénombre, de taille héroïque, le jeune homme habillé avec élégance, tel un personnage de Raphaël, selon l’étiquette en vigueur à la Renaissance, se montre pressé de s’extraire d’une situation embarrassante qui perdure depuis un certain temps, alors qu’il ne s’est jamais montré disposé à accepter l’offre illicite qui lui est faite. Injustement accusé par cette femme perfide, déçue d’avoir cherché en vain à le séduire, il sera jeté en prison jusqu’à ce que la vérité éclate et que son maître lui rende justice et le rétablisse dans ses droits et dans ses fonctions.
Réglant la mise en scène du drame de façon à obtenir une compréhension maximale de la part du spectateur, l’artiste toscan place les protagonistes dans un espace restreint, espèce de proscenium hérité du théâtre grec, et a recours à une composition en frise utilisée par les sculpteurs de sarcophages romains, ce qui a pour effet de les projeter vers l’avant, de les rendre plus immédiats au regard, plus convaincants. Ainsi le contraste établi entre le désordre régnant dans la pièce, la tenue de la femme, et les draps dépliés aux lignes orthogonales courant dans tous les sens à gauche, et le calme régnant à droite, est-il accentué par l’horizontalité des deux matelas recouverts de satin et le sommier massif richement sculpté, supporté par des pattes zoomorphes, qui entrent en consonance avec la maîtrise manifestée par Joseph, également mise en relief par les motifs rectilignes que rythme la géométrie régulière des losanges décoratifs du sol. Sur fond de vice, dénoncé dans la plupart des cultures, et de vertu, illustrée par l’exemple à suivre, la peinture se prête à une entreprise de moralisation bienvenue dans la puritaine Albion de Charles Ier, dont l’épouse française Henriette Marie, fille d’Henri IV et de Marie de Médicis, et sœur de Louis XIII, aurait reçu le tableau en cadeau de la part de son époux commanditaire. De formation classique, Gentileschi dessine en nombre limité des figures monumentales qu’il dispose un peu à la manière du Caravage dont il a été le proche et à l’art duquel il fut attentif, tout en conservant les habitudes acquises en Italie centrale lors de son apprentissage à Rome auprès d’un oncle orfèvre. Aussi a-t-il tendance à ciseler ces personnages aux carnations marmoréennes, par le moyen d’une ligne incisive, aspect illustré « côté du roi » ou « côté jardin » du tableau, tout en recourant « coté de la reine » ou « côté cour » au chiaroscuro de son célèbre collègue et ami, voire à une forme de sfumato, littéralement « enfumé », flou générateur d’un certain mystère, et de vaghezza, issu de Léonard. « Contrepoint » ou « manichéisme » venu de la Contre-Réforme romaine dans un pays se livrant à la chasse aux papistes !
Cette clarté d’exposition « scénique » peut-elle être mise en rapport avec l’évolution de l’opéra romain au XVIIe siècle dont le premier de la série, et exact contemporain de l’œuvre, brise la monotonie florentine du récitatif, ce qui donne à l’argument un impact nouveau ? Ce caravagisme « didactique », Orazio l’aura porté à Gênes, à Paris, et en Angleterre, pays peu en phase avec sa latinité native, et que seule la mort l’empêchera de quitter pour s’établir en Espagne.
© Denis Grenier
ut pictura musica
la musique est peinture, la peinture est musique
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