Mon beau souci

Alain Duault
Ecrit par Alain Duault

copie-de-raff1mm0.jpg L’autre soir, sortant du Théâtre des Champs-Élysées après un concert médiocre, j’entends une jeune femme s’exclamer : « C’était beau ! » Six jours plus tard, à l’entracte d’une sublime représentation de Tristan à la Scala de Milan, j’entends quatre spectateurs français éructer dans le Foyer : « Pourquoi nous faire des décors si laids ? »
La beauté, on le vérifie chaque jour, n’est pas la même pour tous – et pourtant c’est un des critères premiers avec lequel on juge une œuvre, une représentation, un concert ! Mais ce mot de beauté, cette exigence de beauté nous interrogent pourtant, au plus profond de notre être et de son rapport à l’art, à la musique. Il ouvre des questions vertigineuses. Ainsi, quelle est la loi du monde, celle qui fait tenir les hommes debout, celle qui leur donne l’espérance qu’ils pourront se réveiller demain ? Et qu’est-ce que l’art, la musique donc pour ce qui nous concerne ici, peut apporter comme réponses à cette question ? La beauté est-elle cette réponse transversale, cette commune appréhension du monde par le sens et les sens, ce partage ?

L’interrogation sur la beauté ne nous ramène-t-elle pas à la situation de Sisyphe devant ce mot-rocher ? Grimpant sans fin la pente du monde. Quand, vers 1705, un jeune homme âgé de 20 ans s’installe à l’orgue de Saint-Boniface, à Arnstadt, en Thuringe, et y lance avec panache ce mordant initial qui va éberluer l’auditoire, sa Toccata en ré mineur renverse alors la pratique organistique traditionnelle, surprend sans aucun doute, choque peut-être même – mais ouvre la perspective d’une nouvelle beauté. Comme le jaune de Van Gogh, la couleur propre de Johann Sebastian Bach procède de cette audace sonore, de ce dérangement. Peut-être la beauté ne s’avère-t-elle jamais autrement que dans cette fracture qui fait qu’elle s’impose en imposant une nouvelle écoute, une nouvelle voie. Le cataclysmique début du dernier mouvement de la Symphonie n° 9 de Beethoven mais aussi ses ultimes quatuors, le déchaînement rythmique du Sacre du printemps ou l’éclat inouï de la fanfare d’Orfeo de Monteverdi, le choc de la Salomé de Strauss et son baiser mortifère, la mise en scène du Ring de Wagner par Patrice Chéreau, il y a tant d’autres fractures qui dérangent la consommation « tranquille » de la musique.
Peut-être la beauté n’est-elle pas du côté de la tranquillité. Peut-être est-elle l’expression d’une blessure en même temps que la volonté de répondre au vide du monde ? L’essentiel (c’est ce qui donne son poids et son inscription dans le temps à l’œuvre) est qu’elle donne du sens, qu’elle permette de comprendre comment se tenir debout dans la tempête fauve où l’on apprend le pire – pour vivre avec. La forme, le langage, la pensée, tout ment, tout interroge : la beauté demeure ce souci qui répond au trou obscur de l’être – d’où nous pouvons renaître. Il y a deux possibilités d’échapper au vide du monde : ressentir ou comprendre. La question de la beauté s’introduit dans ce dilemme. C’est là que prend son sens la phrase de Guido Ceronetti : « Tant qu’il existera des fragments de beauté, on pourra encore comprendre quelque chose au monde. »
copie-de-01874984-photo-le-trophee-des-victoires-de-la-musique-originale.jpg

P.-S. : Pour compléter mon « humeur » à propos des « Victoires de la musique classique », j’ai observé avec intérêt que les trophées ont été obtenus cette année par Natalie Dessay (Virgin/EMI), Philippe Jaroussky (Virgin/EMI), Joyce DiDonato (Virgin/EMI), Rolando Villazón (Virgin/EMI) et Emmanuelle Haïm (Virgin/EMI).
Rappelons que le patron de Virgin/EMI (auquel, m’a-t-on rapporté, Emmanuelle Haïm a rendu, en toute ingénuité, un hommage appuyé !) n’est autre qu’Alain Lanceron… le président des Victoires de la musique classique ! CQFD.