La maladie de l’audience

Alain Duault
Ecrit par Alain Duault

alagna-uria-monzon.jpgAu moment où j’écris, on ne sait pas encore combien de téléspectateurs ont assisté au spectacle de réouverture de l’Opéra de Paris, cette Mireille de Gounod retransmise à 20 h 30 sur France 3 depuis le Palais Garnier. Mais on sait que le spectacle Vive Offenbach ! diffusé le 20 juin depuis les Invalides a réuni 1,5 million de téléspectateurs sur France 3, que la soirée Traviata retransmise le 15 juillet par France 2 depuis Orange en a rassemblé près de 1,4 million et que la soirée autour de Roberto Alagna du 4 août a donné à France 3 plus de 1,6 million de spectateurs (avec une pointe à 2 millions pour le documentaire La Sicile de Roberto Alagna).

Ces chiffres montrent avec éclat que quand on ose, on gagne, c’est-à-dire qu’il est faux de prétendre avec les Cassandre qu’il n’y a pas de public pour la musique à la télévision. Il faut simplement lui donner la possibilité d’exister, c’est-à-dire ne pas la reléguer après minuit, dans ce que les gourous de la programmation appellent des « niches », comme si la musique était faite pour les chiens ! Le courage de France Télévisions a été payant : en proposant ces quelques événements en première partie de soirée, avec un succès qui n’était pas assuré d’avance, France Télévisions a non seulement assumé sa mission de service public mais a gagné un public, c’est-à-dire une audience qui ne peut que se fidéliser. Car ces téléspectateurs qui se sont vu ainsi offrir chaque mois une belle soirée de musique seront prêts à suivre les prochaines initiatives en la matière : il n’y a donc pas de fatalité négative ! À suivre donc…

2009080217590702_quicklook-original.jpgLes directeurs de maisons de disques seraient avisés de s’inspirer de ce constat, eux qui retouillent infiniment les mêmes recettes de plus en plus périmées pour tenter de sauver leurs chiffres de ventes. Bien sûr, le piratage par Internet n’a pas atteint pour le classique les proportions alarmantes de la variété, mais pour autant cela dispense-t-il les éditeurs de faire cet effort de renouvellement qui ne semble guère poindre à l’horizon ? Pourquoi par exemple enregistre-t-on sans cesse des artistes dont l’impact public semble pour le moins confidentiel quand d’autres demeurent écartés des publications discographiques ? Ainsi, pour revenir à la soirée Alagna d’Orange, comment se fait-il que les deux partenaires de notre ténor national ne soient enregistrées par aucune grande maison de disques, m’interroge-t-on régulièrement ? Que puis-je répondre ? Béatrice Uria-Monzon [ci-dessus avec Alagna, dans Cavalleria Rusticana] est une des plus belles voix françaises d’aujourd’hui, assurément la grande Carmen de son époque — et aucun disque n’en témoigne ! Pourquoi ? Inva Mula [ci-contre dans Pagliacci, avec Alagna] a montré depuis plusieurs années que sa voix de soprano est une des plus pures et expressives d’aujourd’hui — et aucun disque jusqu’en cette rentrée où Virgin publie enfin un premier disque… qu’il n’a pas produit mais qu’au moins il diffuse.

5099969453755_230.jpgLà encore, on a le sentiment que l’édition discographique se contente de « niches ». Si elle osait pourtant, nul doute que le vaste public qui témoigne son admiration pour ces deux artistes (mais je pourrais en citer bien d’autres !) serait au rendez-vous. Sans doute la maladie de l’audience a-t-elle profondément perverti la production discographique comme la programmation télévisuelle. Mais nulle part il n’y a de fatalité négative. A contrario, il n’est que d’observer l’audace des programmes de nombre de scènes régionales, de nombre d’orchestres en France ! La tentation du repli est grande en période de crise mais l’Histoire montre que ce sont ceux qui ne se couchent pas qui triomphent finalement.

J’en reviens encore une fois à mon combat pour la beauté, et je me souviens de ce qu’écrivait le poète René Char pendant la guerre, alors que la France était occupée et que lui était dans le maquis : Dans « nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté, toute la place est pour la beauté. » La musique, l’art nous aident à vivre, c’est pourquoi il faut se battre pour leur donner cette place qui leur revient de droit. Et ces exemples récents de victoires contre la dictature de l’audience sont bien la preuve de la justesse de ce combat qui est aussi celui de notre être-au-monde. Une phrase de l’écrivain italien Guido Ceronetti résume tout : « Tant qu’il existera des fragments de beauté, on pourra encore comprendre quelque chose au monde. »