Prima la musica, dopo il teatro

Alain Duault
Ecrit par Alain Duault

 

LE CŒUR ACTIF DE L’OPÉRA EST BIEN LE PLAISIR DE LA MUSIQUE

La vieille dichotomie sur la primauté de la musique ou des paroles, dont Richard Strauss a fait l’un de ses plus beaux opéras, Capriccio, a tendance depuis quelques années à se retrouver dans l’antagonisme entre la musique et les mises en scène. Alors que, à de très rares exceptions près (Carsen, par exemple), la race des Strehler, Ponnelle, Chéreau, Lavelli mais aussi Auvray, Joel ou Cavani n’est plus guère en activité sur les scènes lyriques, deux exemples récents à l’Opéra de Paris peuvent à la fois alimenter la querelle et la clore : Francesca da Rimini et Siegfried.

Quasi inconnu du public français, l’opéra de Zandonai a été une révélation musicale, portée par la direction puissante et attentive de Daniel Oren et par une distribution sans faille. Et pourtant, le spectacle proposé par Giancarlo Del Monaco n’était pas à la hauteur du propos — non d’ailleurs, comme nombre d’incultes le disaient dans les couloirs, du fait du décor, tout à fait dans l’esprit décadent de D’Annunzio. Là où péchait le spectacle de Del Monaco, c’était dans la mise en scène, indigente, sans parti pris, sans imagination, sans occupation de l’espace, sans direction d’acteur. Pourtant, ce qui demeure quelques semaines après, c’est le souvenir d’une musique profuse, riche, enivrante et tellement bien servie !…

C’est à peu près la même configuration qui a atteint Siegfried. On peut difficilement imaginer distribution plus accomplie pour cette troisième journée de la Tétralogie : d’abord du fait de ce jeune Torsten Kerl dont la prise de rôle en Siegfried a montré qu’on l’avait choisi au bon moment, ni trop tôt ni trop tard, comme on doit le faire d’un grand vin. Mais, du formidable Wanderer du Finlandais Juha Uusitalo au Fafner impressionnant du Danois Stephen Milling en passant par le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, toutes ces voix admirablement appariées sont la signature d’une grande maison. Et comme l’Orchestre de l’Opéra de Paris s’est montré à son plus haut niveau sous la baguette concentrée de Philippe Jordan, qui a épanoui tout ce qu’on espérait de lui, ce Siegfried a été un total bonheur musical. Pourtant, que de déception sur le plan scénique ! On a le sentiment que la laideur et la bêtise y prétendent chacune à des records. Car les décors, d’abord, sont un fatras insupportable (là, sans aucune justification inscrite dans le texte) : à l’acte I, un moulin à vent miniature, une plantation de cannabis, des lamelles de plastique vert, une sorte de tuyau doré qui pendouille… ; à l’acte II, des rails au milieu d’un pré où passent une quinzaine d’hommes nus qui brandissent des mitraillettes avant de se coucher par terre ; à l’acte III, un immense escalier si raide que les malheureux chanteurs doivent y évoluer comme sur des œufs pendant qu’une troupe casquée les regarde imperturbablement : du grand n’importe quoi ! D’autant qu’aucune direction d’acteurs ne donne sens à cette absurde accumulation visuelle.

Le ratage pénible de la si bouleversante scène de la découverte de la femme par Siegfried est de ce point de vue un sommet, Brünnhilde prudemment assise sur le bout de banc sur lequel elle reposait, Siegfried attentif à ne pas se casser la figure dans l’escalier : affligeant ! Et pourtant, au final, que retiendra-t-on de ce spectacle ? Qu’on y a entendu le premier Siegfried de Torsten Kerl, qu’on y a éprouvé la plénitude de la direction rayonnante de Philippe Jordan, qu’on s’est cru, les yeux fermés, transporté dans le Bayreuth de la plus grande époque.

En fait, la marque de Nicolas Joel est là : dans l’éblouissement sensuel des voix, dans ce cœur actif de l’opéra qui demeure son essence, le plaisir ardent de la musique. De même que c’est le corps des êtres qu’on aime qui nous touche au-delà de la parure avec laquelle ils veulent nous séduire, c’est, à l’opéra, cette chair vocale et musicale qui produit les émotions physiques dont nous avons besoin, comme les Dieux des pommes d’or de Freia. Tant pis pour les apôtres de la laideur et les bricoleurs du théâtre : prima la musica, dopo il teatro.

Retrouvez Alain Duault sur RTL dans « Laissez-vous tenter »,
tous les jours à 9 h, et dans « Classic-Classique », le dimanche à 13 h 30.