La culture

Livre ouvert
Alain Duault
Ecrit par Alain Duault

Entrant l’autre jour à Budapest dans le magnifique Opéra ouvert sur l’avenue Andrassy, je songeais, en admirant les deux grandes statues qui flanquent son porche, que la culture est un bien qui ne s’exporte pas toujours. Car ces deux statues sont celles de Liszt, bien sûr, et de… Ferenc Erkel ! Pour les Hongrois, Ferenc Erkel est une sorte de héros musical dont l’opéra Bank Ban a été choisi pour l’inauguration de cet Opéra de Budapest (et en ouvre très régulièrement les saisons, alternant avec Hunyadi Laszlo du même Erkel). Il est adoré des mélomanes hongrois à l’égal de Verdi en Italie. Pourtant, connaissez-vous Erkel ? Avez-vous déjà entendu un de ses opéras ? En avez-vous vu à l’affiche d’une salle en France ? Non, bien sûr.

Allez à présent à Varsovie : devant l’Opéra, une haute statue vous accueille — celle de Chopin ? Non, celle de Stanislaw Moniuszko ! Lui aussi est le compositeur chéri des Polonais, le créateur de l’opéra polonais, comme Glinka en Russie ou Smetana en Bohême, et son opéra le plus célèbre, Le Manoir hanté, est une sorte de Nabucco polonais. Pourtant, connaissez-vous Moniuszko ? Avez-vous déjà entendu un de ses opéras ? En avez-vous vu à l’affiche d’une salle en France ? Non, bien sûr.

Ces deux exemples qui peuvent surprendre dans notre monde pourtant surinformé amènent à réfléchir sur la notion de culture aujourd’hui. La décision de Sciences Po en décembre dernier de supprimer l’épreuve de culture générale de son concours d’admission a relancé le débat : la culture sert-elle encore à quelque chose à l’heure de Google et de Wikipedia ? Un peu comme le calcul mental à l’heure des calculettes intégrées à nos téléphones portables. Comme si les nouvelles générations n’avaient plus besoin d’acquérir de la culture puisqu’elles l’ont à disposition dans leurs machines destinées à devenir le disque dur externe de leur cerveau…

Mais le paradoxe, déjà aperçu par Platon, est que pour s’intéresser à quelque chose, il faut le connaître ! Et pour connaître ce quelque chose, il faut qu’on vous l’ait transmis, il faut qu’on vous en ait ouvert les portes — et libre à vous d’y entrer ou pas. Si vous ne connaissez pas l’existence d’Erkel ou de Moniuszko, vous n’irez pas à la découverte de leur musique et vous perdrez cette richesse d’un art national tressé à l’évolution du lyrisme romantique. La question de la culture est donc celle de la transmission : l’école telle qu’on l’a connue jusqu’à aujourd’hui correspondait uniquement à ce qu’on pourrait appeler le « stade écrit » de l’humanité.

Il est bien évident que l’irruption massive de nouvelles technologies doit faire réfléchir à la manière de transmettre, mais aussi au contenu de cette transmission. Le savoir a cet avantage qu’il rend libre par rapport aux idéologies et aux manipulations, réactivant le théorème de Descartes je pense donc je suis en un je sais donc je suis capable de penser. La liberté de choisir ne peut s’asseoir sur autre chose que la connaissance : si l’on ne donne pas les outils nécessaires à cette connaissance, on court vers l’asservissement mental !

Les jeunes gens d’aujourd’hui, nourris exclusivement à l’univers d’une musique devenue une marchandise standardisée — que ce soit par la radio, par la télévision, par la presse, par l’école même qui trop souvent, pour ne pas paraître « à la traîne », abdique son rôle d’ouvreur de connaissance —, ne peuvent être rendus responsables d’une absence de sensibilité à une musique plus richement élaborée, ce qu’on appelle la musique classique : ils n’en ont pas la culture parce qu’on ne la leur a pas donnée. Et s’ils n’en ont pas la culture, comment pourraient-ils en avoir le désir ? Abdiquer face à ceux qui veulent (et ont intérêt à) faire disparaître la culture, c’est renoncer au désir et donc à la découverte, c’est renoncer à la liberté et donc se mettre à la remorque des marchands, c’est renoncer au choix singulier pour n’être que le clone d’un consommateur universel.

Il faut évidemment penser un nouveau mode de transmission de la culture lié au nouvel univers technologique dans lequel nous vivons, mais il ne faut pas confondre le vecteur avec le contenu, il faut continuer à nourrir la connaissance dans sa pluralité, il faut favoriser le désir de beauté — sinon, bientôt, ce ne seront plus seulement Erkel ou Moniuszko qui seront des compositeurs locaux, ce sera Mozart qu’on ne découvrira plus que lors d’un séjour à Salzbourg !