On vous a raconté dans ces Têtes de l’Art toutes sortes d’histoires. Celle du « tube maker », qui a posé pour nous après 30 ou 40 ans de carrière devant ses Disques d’Or – et celle de celui qui ne veut pas poser devant mais qu’on a photographié quand même. Celle de la syndicaliste qui, un jour, décide de passer derrière le miroir. Celle de l’Ardéchois têtu qui croit à l’éducation rurale et à l’initiative locale. Celle de l’ingénieur de chez Thomson fou de musique toute sa vie, et qui, un jour, la retraite ayant sonné, ne fait plus que des disques. Et celles de bien d’autres.
Notre histoire, aujourd’hui, est encore une histoire de hobby. Cet architecte accompli, entre la construction d’un théâtre ou d’une école, prend des risques, et des moins mesurés. De ceux qu’il n’accepterait pas de prendre dans l’architecture, Dieu merci. Il a lancé il y a trois ans le plus improbable label de musique contemporaine – et pourtant, il y a de la concurrence chez les kamikazes en ce domaine. Un de ces labels que Franck Mallet, dans nos Poissons d’Or, aime à mettre à l’honneur ; l’un de ceux que le regretté Daniel Caux aimait à faire entendre et soutenir à la radio.
Comment dire ? On a coutume d’expliquer que, à la gauche de la gauche, il y a Besancenot (quoiqu’il soit partout et même chez Drucker désormais) et qu’à la gauche de la gauche de la gauche de la gauche il y a des gens qui ne sont plus sur l’échiquier politique institutionnel. Et bien ! Pour Shiiin, le label, et pour son créateur Stéphane Roux, il en est de même. Musicahttp://blogs.qobuz.com/lestetesdelart/wp-admin/themes.phplement, seulement – politiquement on n’en sait fichtre rien.
Stéphane a toujours dans ces cartons un compositeur incroyable qu’il va enregistrer, ou dont il est en train de démêler les droits de publication d’une bande mythique et selon lui essentielle.
Quand vous visiterez le site de Shiiin, vous réaliserez une partie de la singularité de son projet. Trois albums sont posés sur une feuille blanche. Ils sont faits d’une musique de compositeurs que vous ignoriez à ce jour. Des gens aux noms si bizarres, si éloignés de l’histoire officielle de la Musique ! Pensez… le nom de Charlemagne Palestine… non ce n’est pas un pseudo ! (Etats-unien, né en 1947) ! Ou celui d’Eliane Radigue (Française, née en 1932) !
L’absence de la moindre déclaration d’intention du label, ni d’explication sur ses disques, témoigne d’une modestie, et plus même : d’une sobriété bien appréciable, quand tant de prétentieux ne se privent jamais du plaisir de vouloir convaincre et dire à quel point ils ne savent pas écrire et pourtant tenter d’expliquer qu’ils n’ont rien à dire.
Mais sur le site Qobuz.com, toujours aussi remarquable et convaincu de la nécessité de la transmission, et qui écoute tout, vous en apprendrez heureusement bien davantage.
Extraits :
Sur Naldjorlak pour Charles Curtis, pour violoncelle, de Eliane Radigue :
« Bon, alors si je comprends bien les termes du texte d’accompagnement de Naldjorlak, ce n’est pas ici de la « musique » mais de la « sculpture sonore ». Soit. Au marteau et au burin, voici donc la sculptrice française Eliane Radigue, jusqu’ici réputée dans le domaine de la musique minimaliste électroacoustique ; elle s’est saisi d’un violoncelle auquel elle fait gronder, au début du CD, un mi à mi-meuh, délibérément évocateur de grognements un peu animaux, sans recherche de justesse ou de sonorité « musicale ». Cela dit, après presque six minutes, se dégagent quand même des harmoniques naturels (six minutes de mi, c’est long, mais la note n’est pas bêtement tenue, elle est modulée, variée dans les grognements, de sorte qu’on assiste à une sorte de Klangfarbenmelodie sur une note unique…) Après sept minutes, c’est le mi de l’octave supérieure qui prend le dessus et là commence à s’opérer l’effet hypnotique ; à 9 minutes, le mi a lentement, lentement glissé vers un mi bémol qui s’amuse à évoluer, dans des grondements, des battements, des hoquets, jusqu’à la quatorzième minute où l’on retrouve le bon vieux mi initial. La transe s’installe, les harmoniques se dégagent à nouveau, l’ancien mi de base revient et s’évanouit dans le silence après 17 minutes… pour revenir et continuer de ne pas changer tout en changeant, chatouillant le fa, effleurant le mi bémol… Silences, glissades lentes, tellement lentes que l’on ne les reconnaît guère sauf en accordant une attention soutenue, envoûtés que l’on est – si l’on souhaite participer du principe – parce que là, votre serviteur en est déjà à 23 minutes et il en reste 36 de cette même et unique plage du disque. Mais vers la 36e minute…». Voir la page détaillée de l’album sur Qobuz.
Sur The Golden Mean, de Charlemagne Palestine
« Alchimiste minimaliste des résonances sonores, Charlemagne Palestine est aussi un des plus importants artistes de la performance new-yorkaise. Il y a, à cet égard, quelque chose d’héroïque et même de shakespearien dans la mise en représentation du personnage qu’il s’est choisi. Ainsi, peut-on le voir s’avancer à petits pas vers la scène, un éternel verre de cognac à la main et le dos voûté. « Pour ressembler à Quasimodo, le sonneur de cloches de Notre-Dame », s’amusera-t-il à nous confier… Mais qu’importe : dès que ses doigts se posent sur les touches d’ivoire, c’est très vite qu’il nous emporte avec lui dans son désir sans cesse relancé de s’accorder à la vibration fondamentale de l’univers. » Voir la page détaillée de l’album sur Qobuz.
Sur L’île re-sonante de Eliane Radigue
« Du silence, naît un son qui s’élève peu à peu avec des effets de houle dans l’extrême grave, tandis qu’un peu plus tard, une fréquence aiguë fait son apparition et participe à tout un jeu d’oscillations. Dans un miroitement sonore, cette fréquence aiguë qui semble vivre et frémir apparaît à découvert dans le creux des mouvements de houle. La clé du mystère de ce son électronique rendu littéralement vivant tient à une adjonction très progressive d’autres fréquences à la fréquence aiguë initiale, ce qui donne corps peu à peu à une notion de timbre. Jusqu’à ce que l’on ait tout à coup l’impression d’entendre, très au loin, comme une sorte de berceuse, de mélodie humaine allant alternativement d’une hauteur sonore à l’autre… Voir la page détaillée de l’album sur Qobuz.
Stéphane Roux emballe ses albums dans de superbes concepts graphiques, au cœur desquels résonne le son de son crayon d’architecte. Ce genre d’objets évidemment est évincé désormais de la plupart des magasins par d’autres choses qui se volent mieux.
On ne vous dira pas ici ce que le mot Shiiin signifie. Ce serait trop simple. De toutes façons, c’est pas à la Fnac qu’on vous l’aurait expliqué – vous n’avez qu’à chercher par vous même sur le site Qobuz, c’est écrit.
Voilà un label qui, à la gauche de la gauche de la gauche de la gauche du label de machintruc, n’a certes pas choisi de vous séduire – mais de vous faire rêver, et de vous dire : oui, une autre musique est possible !
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