Musique en v.o.

Alain Pâris
Ecrit par Alain Pâris

Chaque nouvel enregistrement de Carmen ranime cette crise de conscience qu’ont tous les interprètes lorsque plusieurs versions d’une même œuvre s’offre à eux. En l’occurence, l’enregistrement dirigé par Simon Rattle avec Magdalena Kožená. L’histoire de Carmen est un véritable roman feuilleton. L’ouvrage étant écrit pour l’Opéra-Comique (même si l’adjectif semble mal approprié eu égard au déroulement de l’action), on sait qu’il n’y avait pas de récitatifs mais des dialogues parlés, soutenus parfois par de très beaux mélodrames orchestrés avec une finesse incomparable. Pendant les répétitions, Bizet accepta ou pratiqua de son propre chef des coupures pour améliorer l’efficacité dramatique de certaines scènes qui fonctionnaient mal. Bizet était déjà très malade et certaines modifications survenues après la première ne seraient pas de son fait. L’ouvrage quitte la scène parisienne et est donné à Vienne : Ernest Guiraud, ami proche de Bizet, écrit des récitatifs qui remplacent les dialogues mais en écourtent le contenu. L’ouvrage change totalement de caractère et c’est ainsi qu’il est présenté presque partout pendant un siècle. Lorsque Carmen tombe dans le domaine public, quelques musicologues s’emparent des matériels d’origine et reconstituent l’ouvrage tel qu’il n’a jamais été joué. C’est le travail effectué par Fritz Oeser. Plusieurs chefs d’orchestre se passionnent pour cette nouvelle approche, Abbado et Solti notamment, et chacun compose sa propre version à la demande en puisant dans les différentes éditions, un peu à la manière de ce qui se pratique pour les suites de Roméo et Juliette de Prokofiev.

Vient alors le moment de s’interroger. Que voulait vraiment Bizet ? Exemple : dans la version ultime, la garde montante est plus longue que la garde descendante ; mais les deux volets sont identiques dans la version Oeser. Pourquoi ? Probablement parce que Bizet avait compris qu’une stricte symétrie risquait d’être fastidieuse. Et rien de plus facile que de faire sortir rapidement des enfants de scène. Donc il raccourcit le volet final.

Quand les cigarières sortent de la manufacture, l’introduction initialement conçue par Bizet était beaucoup plus longue, trop longue pour occuper l’action scènique à l’évidence. Coupure. Au disque, on peut comprendre l’envie de la restituer intégralement, mais pas à la scène, sauf s’il s’agit d’un plateau gigantesque. Sans oublier la Habanera qui était totalement différente. Mais personne n’oserait y toucher, avec raison. Et je pourrais multiplier les exemples.

Lorsque est paru l’enregistrement légendaire dirigé par Claudio Abbado avec Teresa Berganza, je me suis enthousiasmé pour cette nouvelle version (qui n’est pas suivie à la lettre). Mais au fil des années, j’en ai compris les limites, limites qui sont celles de toutes les premières versions abandonnées par un compositeur. Ces exhumations doivent être considérées comme des éclairages nouveaux, et non comme des remises en cause — qui permettent souvent aux interprètes d’attirer sur eux une attention qui serait plus diffuse autrement. Ecoutez, si vous trouvez cet enregistrement rare de Malcolm Frager, la Fantaisie pour piano et orchestre de Schumann, autrement dit la version originale du premier mouvement du Concerto en la mineur. Ecoutez les versions initiales de La Grotte de Fingal, du Concerto pour violon en mi mineur ou des symphonies de Mendelssohn (Chailly, Hope, Gardiner) que Bärenreiter a éditées récemment. Ecoutez le mouvement lent de la Première Symphonie de Brahms dans son état premier, enregistré par Charles Mackerras. Et la liste est longue : Concerto pour violon de Sibelius (Kavakos), Une vie de héros (Luisi), Quatrième Concerto de Rachmaninov (Rudy), ouvertures et préludes des opéras de Verdi, etc. C’est intéressant, c’est de la musicologie enregistrée. Utile, mais pas définitif.

Certains cas sont totalement différents : la première version de la Quatrième Symphonie de Schumann est une vision différente d’un matériel identique, Boris Godounov et les autres œuvres de Moussorgski dans leur état premier ne sont que la restitution de l’original, sans les « améliorations » de Rimski-Korsakov, de même le Requiem de Mozart. Parfois, les compositeurs ont détruit les différentes étapes de leur création menant à ce qu’ils considéraient comme la version définitive. Saine réaction qui les ont mis à l’abri des excès d’une époque avide en effets de communication. Il ne se passe pas une semaine ou un mois sans qu’on nous annonce la découverte d’un chef d’œuvre perdu ou la reconstitution d’une œuvre fondamentale. Le monde musical est en éveil et la baudruche se dégonfle vite.

Alors, musique en v.o., prudence.

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