Crossover

Alain Pâris
Ecrit par Alain Pâris

Depuis que la libre circulation des musiques est devenue un élément incontournable de notre époque, le crossover s’est imposé dans toutes les conversations « averties » comme le nec plus ultra de ce qu’il faut connaître, pratiquer et apprécier. Mot à mot, en matière musicale, il s’agit de croiser des styles différents, croiser ou mélanger si l’intégration est poussée à son plus niveau. Rien de nouveau sous le soleil. France Musique, à une certaine époque, s’était enrichie d’un « s » final pour accentuer cet aspect. Là encore, aucune invention : Ravel pratiquait déjà le crossover en intégrant le jazz à sa musique très française. Ravel toujours, mais avant lui Debussy, Chabrier, Lalo, Bizet ou Saint-Saëns tentaient une fusion franco-espagnole. Et que dire des chinoiseries de Puccini, des échos hindouistes de Roussel, des turqueries de Lully ou de Mozart ? La musique d’ailleurs a toujours suscité chez les compositeurs une fascination facile à comprendre : enrichissement du langage et de la palette sonore, ouverture des frontières, libre circulation des idées. Mondialisation avant la lettre, vases communicants où l’équilibre est parfois difficile à trouver. Nos ancêtres du xviiie siècle n’avaient qu’une connaissance sommaire des réalités du terroir pour que leurs incursions extra-européennes sonnent juste. Et parmi les franco-hispanisants, certains avaient une plume trop personnelle pour masquer leurs origines (Bizet ou Debussy). Néanmoins, Chabrier et Ravel ont été reconnus d’emblée au-delà des Pyrénées comme d’authentiques compositeurs espagnols. Ce qui ne serait pas le cas de Rimski-Korsakov.

GershwinUn récent petit livre de Franck Médioni consacré à George Gershwin (Folio, Gallimard) me rappelle cette réaction de Ravel lorsque l’auteur de Porgy and Bess était venu lui demander des conseils : « Vous feriez du mauvais Ravel, continuez à faire du bon Gershwin ». Ravel pensait-il que la libre circulation des musiques de part et d’autre de l’Atlantique ne pouvait fonctionner que dans le sens est-ouest ?  Pourtant, les orchestres américains puisaient depuis leurs origines dans le réservoir européen pour constituer des ensembles d’élite. De même pour les chefs d’orchestre. Tous venus de l’Ouest. Quant aux compositeurs américains, ils venaient de trouver en Nadia Boulanger un maître à penser à l’origine d’une véritable école américaine. Le flux fonctionnait bien dans les deux sens, mais Ravel avait compris que certaines personnalités ne pouvaient subir quelque influence que ce soit. Gershwin reste le type même du compositeur américain qui a su mêler les différentes composantes du melting pot sans aller chercher au-delà. Certes, son Concerto en fa s’inscrit dans le grand courant néoclassique des années vingt, mais son langage est profondément nord-américain. Gershwin souffrait néanmoins de ne pas être considéré comme un « compositeur sérieux ». Franck Médioni montre bien dans son livre comment ses voyages en Europe ont été émaillés de contacts avec les plus grandes personnalités de l’époque : Boulanger-Nadia-01[1966]Nadia Boulanger, qui ne voit pas quoi lui apprendre, Stravinski, Lehár, Berg. Personne ne veut gâcher un tel talent en lui otant sa spontanéité, sa touche authentique, ses gaucheries et audaces qui sont une bonne part de son originalité. Et que rapporte-t-il finalement : des klaxons de taxis parisiens qui seront à l’origine d’Un Américain à Paris. Un certain crossover

Dans son livre Les Symphonies du Nouveau Monde (Fayard/Mirare), Nicolas Southon brosse un panorama de la musique aux États-Unis qui permet de comprendre l’engouement actuel pour John Adams, par exemple, deux fois à l’affiche de nos scènes lyriques en quelques mois (A Flowering Tree au Châtelet, Doctor Atomic à l’Opéra du Rhin). Le crossover a fait son œuvre, du croisement on est passé à la fusion, de la fusion à la recréation : minimalisme et tonalité font bon ménage, oubliées les racines populaires des musiques américaines, john-adams_156oubliée l’écriture par petite touche ; foisonnement, éclat, lyrisme sentimental, voici les nouveaux modèles que le monde entier (et plus seulement l’Europe occidentale) emprunte aux Américains. La roue a tourné, c’est l’époque où le Vieux Continent se cherche, où les autres émergent avec des canons parfois plus proches d’une boisson mondialement connue que des raffinements d’un art trop subtil pour toucher le plus grand nombre. A vouloir tout mélanger, la spécificité des langages disparaît. Les novateurs du monde entier parlent la même langue, de même pour les « néo ». Ou presque… car si de l’uniformité jaillit l’ennui, cette uniformité provoque alors un sursaut grâce auxquels de nouveaux créateurs cherchent simplement à être eux-mêmes. L’aura des gourous chefs d’école va en s’effritant, la sensibilité et l’originalité reprennent le dessus. La notion d’école a disparu, comme les frontières, mais les identités se réaffirment, individuellement cette fois. A chacun son style, l’avenir donnera sa lecture de notre histoire. N’aurions-nous pas changé de siècle sans nous en rendre compte ?

 

A lire

Franck Médioni, George Gershwin, Folio (Gallimard), Paris, 2014.

Nicolas Southon, Les Symphonies du Nouveau Monde, Fayard/Mirare, Paris, 2014.

 

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