Inaugurer une nouvelle salle provoque toujours une excitation difficile à décrire. On a l’impression d’entrer dans l’histoire, d’entrer dans une certaine histoire. Mais cette excitation est aussi teintée d’inquiétude car les imprévus aiment participer à ce genre de fête. Heureusement, ceux qui ont veillé à la réalisation du projet sont rarement prêts à se laisser submerger par ces invités de la dernière heure et la lutte finale est souvent de toute beauté.
L’École Supérieure des Affaires de Beyrouth (l’ESA pour les intimes) est installée sur un magnifique campus, autrefois siège de l’Ambassade de France au Liban. Les dernières séquelles de quinze ans de guerre civile s’y effacent peu à peu, l’une des étapes essentielles de ce renouveau étant l’inauguration de la Villa Rose, entièrement rénovée. Au milieu du XIXe siècle, la crise séricicole avait incité certains industriels lyonnais à aller chercher fortune ailleurs pour l’élevage du ver à soie. Ce que firent Fortuné et Nicolas Portalis (dont le père avait pris la défense de Louis XVI puis participé à la rédaction du code civil) ; ils plantèrent leur tipi à Beyrouth et s’y firent construire une magnifique villa au crépis rose. Plus tard, la France la racheta à leurs héritiers pour en faire une résidence diplomatique rattachée à l’ambassade voisine. Telle la Belle au bois dormant, la
vieille dame attendait au fond du parc qu’un mécénat généreux l’aide à retrouver sa jeunesse d’antan. Et pour lui faire oublier les années de solitude qu’elle venait de traverser, les princes charmants de la finance qui avaient su la réveiller voulurent lui adjoindre une belle salle, l’auditorium Georges Audi, qui vient d’être inauguré et où la musique est appelée à cohabiter avec les séminaires, conférences et autres cérémonies propres à ce nouveau temple de la finance et du management.
Dire que les jours précédant la première répétition in situ ont été empreints d’une totale sérénité serait légèrement inexact. Mais au Liban, les miracles existent. Stéphane, Philippe, Fadi, Mustafa et les autres sont tous sur le pont pour régler les problèmes. En vingt-quatre heures, praticables et estrades souvent compliqués à fabriquer sortent de l’atelier de menuiserie, l’éclairage fonctionne (sans éblouir les instrumentistes), les rideaux (toujours prêts à absorber le son) sont neutralisés, les loges aménagées… Quand Fauré résonne pour la première fois, c’est l’angoisse. L’orchestre n’est pas habitué à une sonorité aussi peu réverbérante (deux secondes) : depuis sa fondation, il cohabite avec un certain halo sonore, à l’église Saint-Joseph où il se produit chaque semaine. La salle de répétition, elle aussi, est assez réverbérante et pousse à éclaircir le son. Tout notre travail préparatoire serait-il à refaire? Nous jouons, nous jouons et nous rejouons. La Fileuse de Pelléas et Mélisande est bien sèche: les frères Portalis auraient du mal à y reconnaître le fruit de leurs vers à soie. Mendelssohn puis Bizet complètent le banc d’essai. Chacun cherche ses marques. Le hautbois d’Oleg commence à retrouver ses couleurs. Dans la Sicilienne, le son de la belle flûte en bois sur laquelle joue maintenant Alin commence à prendre possession de cette nouvelle scène, mais la harpe peine à trouver le velouté adéquat pour dialoguer avec elle. Il faut jouer plus long, plus précis, écouter davantage les autres, soigner les transitions.
Le lendemain, miracle! la nuit a-t-elle porté conseil? la magie a opéré. L’orchestre n’a plus le même son. On peut enfin faire de la musique. L’accueil du public prouvera que cet auditorium a un bel avenir.
Pour ce concert inaugural, l’ESA s’était associée à l’Orchestre philharmonique du Liban, que j’aime à retrouver année après année, et à Pro Musicis qui avait délégué son ambassadeur du moment, le violoniste Guillaume Latour, lauréat du prix en 2010. Le principe d’action de Pro Musicis est simple : à chaque concert donné par un lauréat sont attachés deux concerts de partage devant des publics défavorisés. En dehors du concerto de Mendelssohn que nous avons joué ensemble et qui a valu à Guillaume un juste triomphe, il était donc appelé à se produire, avec le pianiste Armen Ketchek, devant une soixantaine de handicapés au centre Anta Akhi puis au Children Cancer Center, à l’Hôpital Américain. Des moments de bonheur indescriptibles. Un petit bonhomme tout de bleu vêtu qui ne quitte Guillaume des yeux que pour aller rendre sa perf à l’infirmière ; je l’ai baptisé Oscar, Éric Emmanuel Schmitt me pardonnera cet emprunt ; une fillette coiffée d’un cercle avec un petit nœud, seul signe de sa féminité pour lutter contre les effets dévastateurs de son traitement, elle ne bougera pas d’un poil pendant toute la séance, complètement hypnotisée; un petit garçon en pantalon vert pomme et chaussons rouges qui voudra faire des essais pianistiques, tous applaudissent avant, pendant, après la musique. A la fin, ils veulent être photographiés avec les artistes. Impossible de partir. Plus fort que toutes les thérapies du monde. « Quand revenez-vous ? ».