La critique est-elle aisée ?

Alain Pâris
Ecrit par Alain Pâris

La fameuse phrase de Destouches « la critique est aisée et l’art est difficile » reste une source intarissable de réflexion pour ceux qui se produisent sur scène. Deux mondes s’opposent, un monde actif, un monde passif ; ceux qui créent (ou recréent), ceux qui jugent ou commentent. Cette opposition est telle que notre phrase, devenue adage, subit régulièrement une petite modification, juste un mot, pas grand-chose en apparence, mais bien plus en vérité : « et » remplacé par « mais ». berlioz-critiqueTout est dit. Il faut choisir son camp. Mais, me direz-vous, Schumann, Berlioz, Fauré, Debussy, Dukas et, plus près de nous, Pierre-Petit ont mené des carrières de compositeurs et de critiques. J’en conviens, mais il y a des exceptions à tout ; et ce sont des personnalités hors normes. Toutefois, remarquez-le, il ne s’agit pas d’interprètes. Comment imaginer qu’un pianiste ou un chef d’orchestre puisse être un soir sur scène et le lendemain dans la salle pour dire du bien ou du mal de ses confrères ? Le compositeur a une autre approche. C’est une sorte de médecin de la musique, il analyse, il diagnostique, il prescrit (sans accroître le déficit de l’assurance-maladie). Ce qui rend ses critiques plus intemporelles. A relire les compilations des meilleurs écrits de ces éminents critiques, on est frappé par le côté actuel de leurs témoignages :

« La musique moderne fait des évolutions si rapides, elle acquiert chaque jour tant de moyens nouveaux, bons ou mauvais, que bien des mots doivent être introduits dans son vocabulaire ou détournés de la signification qu’on leur donnait auparavant ». Ces propos de Berlioz ne pourraient-ils s’appliquer à une certaine musique contemporaine actuelle ?unknown

« Mais une salle pour la musique à grands ensembles, où la trouver à Paris ? », des propos qui circulaient en boucle il n’y a pas si longtemps (l’auteur, c’est pourtant Berlioz à nouveau). Et une autre phrase qui trouverait aisément à s’appliquer de nos jours : « Les chanteurs devraient bien se mettre en tête une fois pour toutes que dans les œuvres de cette nature le compositeur a écrit tout ce qu’il voulait faire entendre, et seulement ce qu’il voulait faire entendre, que ce qu’il n’a pas écrit, il n’en a pas voulu ».

En dehors de ces prises de position d’un étonnant modernisme, les écrits de Berlioz, particulièrement ses critiques, sont une mine d’information sur la vie musicale de son temps car, visiblement, il passait sa vie à l’opéra ou au concert. Sans lui, que saurions-nous aujourd’hui du Miroir, des Mystères d’Udolphe, de Marco Spada, ou de La Poupée de Nuremberg ? Ce qui différencie les critiques de Berlioz de celles que l’on peut lire aujourd’hui dans nos quotidiens ou autres périodiques c’est l’approfondissement du sujet. Certes, son rédacteur en chef ne lui comptait pas la place, ce qui nous permet aujourd’hui de lire sous sa plume les meilleurs résumés d’action que l’on puisse trouver sur ces ouvrages oubliés (mais il en fait de même avec les chefs-d’œuvre de son temps). Ce côté descriptif est tellement développé qu’on s’impatiente souvent, en manque d’un commentaire musical, qui vient à son heure, souvent expédié avec une concision qui fait mal : « C’est de la musique de Paris, comme on en trouve chez les bons faiseurs de Paris ; elle a le caractère des jolies choses de Paris. C’est purement écrit, assez frais, instrumenté avec goût ; il y a là un peu de sensibilité, un peu de grâce, un peu d’esprit, un peu de tout » (à propos de Victor Massé). Ou encore : « Le reste est malheureusement peu original et très bruyant » (La Butte des moulins de Boieldieu). boieldieuEt à propos du même Boieldieu, qu’il ne porte décidément pas dans son cœur : « Je lui reprocherai pourtant un abus de la grosse caisse et des accords plaqués de trombones ; cette instrumentation, en certains moments, couvre tout à fait la partie vocale et fait même disparaître l’effet des chœurs ». Ailleurs, il paraphrase La Dame blanche à propos de la claque, un phénomène essentiel dans les théâtres lyriques de son temps : « Tel claqueur gagne huit ou dix fois plus qu’un excellent musicien. L’un d’eux, qui ne faisait pas de folies, a même acheté un petit château sur ses économies, et donné à sa fille une riche dot » (dans La Dame blanche, c’est George Brown qui déclare : « Et l’on ne dira pas que je fais des folies, car j’achète un château sur mes économies »).

Autre paraphrase, de Molière cette fois, à propos de la Société des Concerts du Conservatoire où la musique de Berlioz n’était que très rarement jouée : « La Société du Conservatoire (…) ne vieillit pas et ne rajeunit pas davantage. Elle est parce qu’elle a été. Elle se conserve belle. Elle rend des sons harmonieux, regarde toujours du même côté, et reste immobile, ne plus ne moins que la statue de Memnon (allusion au Malade imaginaire).

A propos d’argent, les musiciens étaient victimes d’une fiscalité semble-t-il confiscatoire sous la Deuxième République (déjà ?), fiscalité qui avait suscité une certaine agitation. Un bruit courut selon lequel la législation allait changer. henri_vieuxtemps1860Averti par les réseaux sociaux d’alors (version sur instruments d’époque), l’illustre Vieuxtemps qui refusait de jouer en France pour des raisons que vous aurez comprises, annonça son retour à Paris. Hélas, ce n’était qu’un bruit. La République avait besoin d’argent et l’impôt ne serait pas remis en cause. Plutôt que de se soumettre, Vieuxtemps se hâta « de rengainer son violon, de contremander son monde et de partir pour la campagne ».

Berlioz était aussi un grand voyageur ; il avait appris à connaître les différentes sensibilités européennes : « Combien de Français méprisent l’Allemagne comme l’ennuyeuse terre de l’harmonie et du contrepoint seulement ! Et si l’Allemagne veut être franche, elle avouera qu’elle méprise à la fois la France et l’Angleterre ». L’histoire n’est-elle pas un éternel recommencement ?

L’édition intégrale des écrits de Berlioz a été entreprise il y aura bientôt un demi-siècle, pour le centenaire de sa mort. Elle touche à sa fin avec le huitième des dix volumes de critique musicale, récemment publié par la Société Française de Musicologie et distribué par les éditions Symétrie. J’ai puisé dans les chroniques des années 1852-55 ces quelques lignes hautes en couleur. On pourrait continuer pendant des heures. A chacun d’y trouver son bonheur, je ne cache pas le mien.

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