Écrire sur la musique est un exercice périlleux qui part pourtant d’un bon sentiment : l’écoute et la pratique de la musique ont souvent besoin d’un prolongement qui peut se traduire par une simple notice, un ouvrage de vulgarisation ou une somme musicologique approfondie. Bien sûr, les destinataires ne sont pas les mêmes. Les éléments factuels n’y jouent pas le même rôle. Entre le survol de certaines biographies et les sommes colossales que constituent les ouvrages de référence de Brigitte Massin (Schubert) ou d’Henry-Louis de Lagrange (Mahler), il y a un monde. Le seul point commun qui les relie est le traitement des éléments factuels, le fait qu’ils sont décryptés et sélectionnés par un intermédiaire qui ne retient que ce qui lui semble essentiel. Les témoignages ont une autre portée : parfois émouvants, parfois inutiles, ils nous montrent les créateurs comme des gens ordinaires au travers de leur correspondance, les petits problèmes de la vie courante, les difficultés à gérer leur carrière. La seule limite est la disponibilité des sources que les hasards de l’histoire ont souvent éparpillées ou détruites. Ce besoin de revenir au source se manifeste de plus en plus dans la musicologie contemporaine avec des travaux importants pour retrouver les lettres, témoignages et autres écrits.
Au tournant du siècle, les quatre radios francophones publiques (Belgique, Canada, France, Suisse) m’avaient confié le pilotage d’une série d’émissions dont le propos consistait à faire revivre l’histoire musicale du siècle écoulé au travers des témoignages de ceux qui en avaient été les acteurs. Naturellement, on possédait beaucoup d’archives sonores des années récentes et il fallait faire des prouesses pour mettre en situation les décennies initiales qui avaient connu les premiers temps de l’enregistrement. Néanmoins, nous avions fait des découvertes émouvantes en écoutant parler Stravinski ou Bartók, Toscanini ou Maria Callas. Mais un personnage essentiel manquait à l’appel : Maurice Ravel. Aucune trace de sa voix. Il se disait mal à l’aise en public ; peut-être les micros l’effrayaient-il ? Il nous restait l’écrit, alors bien incomplet. Les entretiens qu’il avait accordés à des journalistes de la presse écrite, ses propres écrits sur la musique et une abondante correspondance sont maintenant accessibles dans un fort volume compilé par Manuel Cornejo qui a travaillé sur le sujet pendant des années. On y pioche au hasard des dates et des correspondants avec l’impression de revivre cette époque. En vrac, on y découvre Ravel s’insurgeant contre un auteur autrichien qui le range parmi les musiciens juifs (en 1937) et exigeant un rectificatif ; Ravel expliquant à Koussevitzky son orchestration des Tableaux d’une exposition ; son désaccord avec Wittgenstein sur le Concerto pour la main gauche, ainsi que la réponse de Cortot cherchant à justifier son adaptation du même concerto pour les deux mains (que Ravel avait désavouée) ; quantité de petits messages de la vie quotidienne qui montrent que le téléphone n’était pas encore omniprésent ; les contrats de Ravel, ses relevés de comptes, même un dossier complet sur son état de santé. Pas de surprise majeure, mais plutôt un portrait qui se précise : l’élégance de la langue confirme l’élégance du personnage ; la clarté et la fermeté du propos vont de pair avec la précision de son écriture musicale ; un sens profond de l’amitié et du respect de l’interlocuteur jusque dans le moindre petit billet. Mais Ravel ne se confie pas facilement. Il protège son intimité et bien des aspects de sa vie restent encore dans l’ombre.
Son contemporain, le Polonais Karol Szymanowski, avait envisagé une carrière d’écrivain (il avait même écrit un roman qui fut détruit dans le siège de Varsovie en 1939). Ses écrits sont donc d’une autre teneur, véritables reflets d’une réflexion approfondie sur le sens de la musique et la démarche du créateur. Naturellement, Chopin y occupe une part essentielle, avec un regard sur ce qu’il qualifie de « polonité », un regard qui va bien au-delà des œuvres aux titres polonisants. Autre réflexion essentielle, celle qui concerne la musique populaire, essentielle à cette génération pour affirmer une identité nationale en musique : Szymanowski s’y montre l’alter ego de Bartók, Janáček ou Enesco. Une part importante de ces écrits a été traduite par Christophe Jezewski et Claude-Henry du Bord. Certains textes comme celui sur l’avenir de la culture ou son rôle éducatif pourraient faire réfléchir nos élus.
Autre Polonais, mais qui avait adopté la France comme seconde patrie, Alexandre Tansman a entretenu une longue correspondance avec le musicographe Édouard Ganche, grand spécialiste de Chopin. Le hasard de l’actualité éditoriale m’a incité à mettre en regard cette correspondance avec les lettres de Ravel pour la période correspondante (1922-1937). C’est absolument passionnant de comparer la situation des deux musiciens, un aîné au sommet de sa carrière, un cadet qui débarque à Paris et cherche à s’y faire connaître, notamment grâce à l’aide du premier. Deux contextes, deux regards, une même époque. Ayant bien connu Alexandre Tansman à la fin de sa vie, j’ai recherché dans ces lettres une anecdote qu’il m’avait confiée à propos de l’exécution new-yorkaise d’une de ses œuvres sous la direction de Mengelberg, peut-être la suite tirée de La Nuit kurde. Dans un télégramme lui racontant l’exécution, Mengelberg le félicitait mais faisait allusion à une certaine lassitude des musiciens face à la longueur d’une certaine partie. Renseignement pris, Mengelberg avait mal lu l’indication métronomique et l’avait dirigée… deux fois plus lentement. Etait-ce en répétition ou au concert ? Je n’en ai trouvé aucune trace dans cette correspondance. Dommage. Reste la mémoire.
Maurice Ravel, L’intégrale. Correspondance (1895-1937), écrits et entretiens, présentés par Manuel Cornejo. Le Passeur (Paris, 2018).
Karol Szymanowski, Écrits sur la musique, traduits par Christophe Jezewski et Claude-Henry du Bord. Symétrie (Lyon, 2018).
Ludovic Florin et Mireille Tansman-Zanuttini, Alexandre Tansman, un musicien entre deux guerres. Correspondance Tansman – Ganche (1922-1941). L’Harmattan (Paris, 2018).