Berlioz à Beyrouth

Alain Pâris
Ecrit par Alain Pâris

Berlioz m’attendait cette semaine à Beyrouth. Je retrouvais avec plaisir mes vieux complices de l’Orchestre philharmonique du Liban (dix-sept ans de travail en commun, ça tisse des liens). Et nous avions concocté un beau programme centré sur les extraits symphoniques de Roméo et Juliette, où Weber, Franck et Fauré voisinaient en bonne compagnie. Bref, tout se présentait pour le mieux, chaleur mise à part (37° les deux premiers jours). Et ce programme revêtait une importance particulière car nous voulions rendre hommage à un ami qui avait soutenu tant de beaux projets, Stéphane Attali, enlevé l’été dernier par cette atroce maladie dont on cache trop souvent le nom, cancer. Stéphane, dans ses fonctions de directeur de l’Ecole Supérieure des Affaires, avait suscité, dans ce monde a priori peu porté sur les arts, une soif de musique que nous avions cherché ensemble à épancher.

Stéphane Attali présente l’orchestre lors de l’inauguration de l’auditorium Audi de l’ESA.

Lundi, mardi, mercredi, tout se passe bien. Le programme prend forme, avec les hauts et les bas que je connais, propres à cet orchestre qui a besoin d’être tempéré dans ses enthousiasmes et porté dans ses moments de doute ou de découverte. Lorsque je leur parle du vilain seigneur qui part à la chasse au lieu d’aller à la messe le dimanche matin, et qui sera rattrapé par les démons, les images surgissent en musique : sonneries de cors (appel à la chasse) qui écrasent les effets de cloches (appel à la messe), chants liturgiques contrés par la chevauchée des chasseurs. Ou dans la scène d’amour de Roméoquand la gouvernante de Juliette la cherche pour aller se coucher (ignorant qu’elle se trouve sur le balcon en tendre conversation) : on s’y croirait, grosse nounou plantureuse, voix grave, langage incisif, éventuellement un peu de moustache ; les violons et les altos s’emploient à incarner avec bonheur ledit chaperon alors que les clarinettes chantent imperturbablement l’amour de nos tourtereaux. 

L’Orchestre philharmonique du Liban en concert

Mais la vie quotidienne a ses contraintes et nos amoureux de Vérone sont vite supplantés par la crise économique libanaise. La situation était loin d’être bonne et voilà qu’on apprend que les appels WhatsApp et Viber seront taxés au 1erjanvier prochain pour renflouer les caisses de l’État. Il n’en fallait pas davantage pour que le pays s’enflamme. Sitôt annoncée, cette mesure est annulée ; trop tard ! Les Libanais sont dans la rue. Atmosphère (presque) bon enfant, barrages, pneus brulés, mais pas trop de violence. Vendredi matin, les nouvelles s’accélèrent : le chauffeur qui doit me conduire à la répétition générale ne peut franchir les barrages ; on va trouver une autre solution. Inutile. Une demi-heure plus tard, la générale est annulée : les musiciens ne peuvent pas accéder au lieu du concert. Et de fil en aiguille, c’est le concert lui-même qui est reporté à une date ultérieure. 

Au fil des jours, le mouvement prend de l’ampleur au point de faire reculer le gouvernement. Les Libanais cherchent à prendre en main leur destinée. La fameuse alchimie politico-religieuse ne fonctionne plus. Un pays qui souffre crie sa détresse. Berlioz attendra. D’ailleurs, il en a vu d’autres : en 1830, après avoir connu une curieuse mise en loge dans le Palais de l’Institut pour le concours du Prix de Rome, il put « sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la sainte canaille » (cf ses Mémoires). En 1848, il était à Londres, visiblement choqué : « la République passe en ce moment son rouleau de bronze sur toute l’Europe (…) Qui sait ce que je serai devenu dans quelques mois ? ». Et qui sait ce que sera devenu le Liban dans quelques mois ?

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