Allegro absurdissimo

Alain Pâris
Ecrit par Alain Pâris

La recherche médicale progresse sans cesse, mais il reste une maladie orpheline, contagieuse de surcroît, qui semble résistante à toute molécule : l’absurdie artistique. Et pourtant : au milieu des années 80, le parlement français votait une loi qui donnait au droit moral une force susceptible de protéger les créations artistiques des excès de certaines « mises à jour » dont les metteurs en scène d’opéra étaient les plus grands consommateurs. Allait-t-on cesser de prendre les spectateurs pour des cobails ? Nous connaissons la suite de l’histoire : lorsque la machine est en marche, rien ne peut l’arrêter. Il faut être dans le vent et même la justice se range souvent du côté des dérangeurs. Le droit moral est une notion des plus imprécises : tout repose sur le respect du texte et son appréciation. Autant dire qu’il n’est pas de droit plus subjectif. Un coup d’œil dans le rétroviseur de l’histoire montre que ces petits arrangements existent depuis longtemps. Certains compositeurs avaient montré l’exemple, comme Gounod dans sa Messe solennelle de sainte Cécile, qui a fait évoluer le texte du « Domine salvam » final en fonction des changements de régime : prière pour l’Empereur transformée en prière pour la République, avec une variante sous le manteau, prière pour le Roi. C’était son choix. En revanche, je doute que Glinka aurait apprécié les transformations apportées par les Soviétiques à son opéra Une vie pour le tsar. Rien que du titre (transformé en Ivan Soussanine) émanait une odeur sulfureuse incompatible avec les idéaux léninistes. Chostakovitch, lui, n’a pas eu le choix : Lady Macbeth de Mstenskest devenue Katerina Ismaïlovacar son « formalisme hermétique et petit bourgeois » était incompatible avec le réalisme soviétique.

Francis Poulenc

Mais laissons là ces erreurs de l’histoire. 2010, Opéra de Bavière. Dmitri Tcherniakov signe une mise en scène des Dialogues des carmélitesoù la scène finale ne voit plus les religieuses finir leurs jours à la guillotine mais se retrouver dans une sorte de chambre à gaz d’où Blanche de La Force viendra les sauver avant de s’y suicider. Toute ressemblance avec un texte ayant réellement existé… L’affaire a été portée en justice, chacune des deux parties gagnant à tour de rôle Tcherniakov en instance, les héritiers Bernanos-Poulenc en appel et finalement Tcherniakov en 2018. Pendant ce temps, le DVD du spectacle (véritable enjeu de la procédure) avait été commercialisé, puis retiré de la vente, puis à nouveau remis sur le marché.

D’autres exemples frisent le ridicule. On peut comprendre à la limite (avec un bon argumentaire) que l’action de Don Giovannise déroule dans les tours de la Défense (Michael Haneke) ou que les soldats qui montent la garde dans Fideliosoient revêtus de l’uniforme SS (Jorge Lavelli). Mais que viennent faire les nazis dans l’action de Tannhäuser(Burkhard Kosminski) ? Et a-t-on besoin d’ajouter une scène de viol au scénario de Guillaume Tell(transposé pendant la guerre de Bosnie), scène censée dénoncer les abus subis par les femmes pendant les guerres (Damiano Michieletto) ? Quant à la justice australienne, ne va-t-elle pas au-delà de ses compétences lorsqu’elle censure une production de Carmenparce qu’on y fume sur scène ? On bascule réellement dans le domaine de l’absurde. Il est vrai que le spectacle était sponsorisé par Healthway.

Mieux encore : à Florence, en 2018, le metteur en scène Leo Muscato décide de changer le dénouement final de Carmenen inversant les rôles : Carmen ne meurt plus, c’est elle qui poignarde Don José, un « message culturel social et éthique, qui dénonce la violence faite aux femmes » selon le directeur du théâtre.

Et le top du top : la fille d’un modeste compositeur noir américain, William Grant Still, voudrait faire interdire Porgy and Bessparce que Gershwin aurait détourné à son profit le répertoire afro-américain. Finalement, lorsqu’on assiste à un spectacle aussi réussi que celui que propose le Châtelet avec Un Américain à Paris, on ne mesure pas notre chance : une production au service de l’œuvre qui sait nous surprendre à chaque instant tant par la qualité musicale et chorégraphique que par l’usage des technologies modernes en matière d’éclairage et de vidéo. Une bouffée d’oxygène.

Autre bouffée d’oxygène, le livre de Tom Volf qui a réuni Lettres et Mémoiresde Maria Callas pour mettre fin aux légendes et autres erreurs qui truffent les innombrables biographies dites autorisées de la grande chanteuse. L’envers du décor n’est pas toujours aussi glamour que les anecdotes « people-isées » ; et qui n’est jamais monté sur une scène ne devrait jamais s’arroger le droit de détruire la vie de ceux et celles qu’ils ont d’abord érigés en idoles avant de changer d’avis. Merci Tom Volf pour ce travail de bénédictin qui remet certaines pendules à l’heure (Albin Michel).

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