Toute ressemblance entre une épée de mousquetaire et une baguette du chef d’orchestre ne serait que coïncidence fortuite…
Trente-huit ans après, donc, me voici revenu à Iași, la ville où j’avais donné mon premier concert en Roumanie (prononcez Iach, autrefois écrit Jassy dans les ouvrages français). Iași fut pendant trois siècles la capitale du royaume de Moldavie et, pendant un bref interlude au cours de la Première Guerre mondiale, capitale de la Roumanie. On y sent cette fierté de la population. On y sent aussi ce vent de jeunesse propre aux grandes villes universitaires. La réputation de sa faculté de médecine n’est plus à faire : il suffit de tendre l’oreille dans les rues pour capter des conversations en français, en arabe, en anglais ou en grec. Grâce à des fonds européens, les monuments et églises ont connu une nouvelle jeunesse, même si Iași a été coiffée sur le fil par Timișoara pour devenir capitale européenne de la culture en 2021.

Il est évident que les détails des concerts que j’ai dirigés en plus d’un demi-siècle ne sont pas restés gravés dans ma mémoire. Pourtant, en revenant dans cette ville, tout refaisait surface : l’hôtel majestueux qui se délabrait, autrefois (et à nouveau) un palace ; la surveillance pas toujours discrète de la securitat ; les micros dans le double plafond de la salle de bains ; l’extrême prudence avec laquelle certains instrumentistes osaient venir bavarder avec moi (ce qui leur était formellement interdit) ; pire, l’audace de l’un d’entre eux qui m’avait invité à dîner en prenant mille précautions dignes d’un roman d’espionnage (rendez-vous dans un endroit obscur, ascenseur jusqu’à deux étages au-dessus pour redescendre ensuite par l’escalier au cas où nous aurions été suivis), incroyable générosité d’une famille dont la table était recouverte de ce que le rationnement leur allouait pour le mois en cours ; la campagne de publicité pour vanter les mérites du thé (il n’y avait plus de café dans le pays, il fallait bien compenser !).
A l’époque, la France n’était représentée dans cette ville que par un lecteur à l’Université, un coopérant qui faisait utilement son service militaire pour entretenir la flamme de la francophonie. Le français était alors la première langue étrangère parlée. La semaine suivant le concert à Iași, j’étais invité à diriger un autre orchestre dans le nord du pays. Le week-end était libre. Ce coopérant, à qui notre ambassade avait demandé de gérer mes loisirs, me proposa d’aller visiter quelques uns des fameux monastères de Bucovine. Dont acte. Mais le directeur de l’orchestre devait rendre compte de mes faits et gestes, et j’avais omis de l’informer de cette escapade touristique. Le dimanche soir, de retour à l’hôtel après un week-end de belles découvertes, je trouvai un homme mort d’angoisse à qui mon inexpérience des régimes totalitaires avait fait passer les pires moments de sa vie. Je m’en veux encore.

De l’orchestre qui avait joué avec moi à l’époque, il ne reste qu’un musicien, un flûtiste. L’effectif a été entièrement renouvelé : du sang neuf, plein de dynamisme et de talent. La Philharmonie est toujours hébergée dans les anciens bâtiments de la Congrégation Notre-Dame de Sion, où les religieuses françaises étaient établies depuis 1866. Elles géraient un orphelinat, un dispensaire, un pensionnat et un établissement d’enseignement très recherchés, autant d’activités rayées de la carte en 1948 par le régime communiste qui nationalisa le bâtiment et obligea les religieuses à entrer dans la clandestinité. Après la chute de Ceaucescu en 1989, l’évêché catholique obtint que la congrégation retrouve son droit de propriété, tout en laissant l’usage des lieux à la Philharmonie. Mais une rénovation et une mise aux normes s’imposaient, que personne ne voulait (ou ne pouvait) prendre en charge. Arriva ce qui devait arriver, la commission de sécurité décréta en 2013 une interdiction d’accueillir du public, tout en laissant la possibilité de répéter dans les lieux. L’orchestre devait donc se produire ailleurs. Et le premier concert « hors les murs », devinez qui eut l’heur de le diriger ? Ou plutôt d’en faire les frais, car la seule salle disponible à l’époque était un théâtre dramatique, murs et sol recouverts de moquette. Une ca-tas-tro-phe. Je n’étais pas revenu à Iași depuis trente-et-un ans ; ce concert, je m’en souviens encore, hélas. Heureusement, celui de 2020 est venu à point nommé effacer ces reliques de sonorités moquettisées. Une nouvelle salle, certes pas idéale, mais tout à fait correcte, accueille l’orchestre et le chœur tous les vendredis. Et le public a pris la direction de cette Maison de la culture des étudiants (un haut lieu de la liberté de pensée d’antan).

Ah ! j’oubliais un détail. Les travaux de rénovation et de mise aux normes de la Philharmonie n’ont toujours pas commencé, faute d’entente cordiale entre l’Eglise catholique, propriétaire des murs, l’Etat dont dépend la Philharmonie, et la Ville. On se croirait en France, un pur Clochemerle (en roumain, pourrions-nous dire Clopotmierlă ?). Heureusement, les musiciens en ont pris leur parti et donnent le meilleur d’eux-mêmes dans un environnement qu’on leur souhaiterait… différent.