Seize mois après

Alain Pâris
Ecrit par Alain Pâris

Il était une fois, il y a bien longtemps, en février 2020. L’écrin de mes chères baguettes se refermait sur elles en attendant le prochain concert. Nous devions retourner en Roumanie début avril. La suite, on la connaît. Annulations, reports, avril, janvier, mai, juin, il fallait seulement trouver la bonne date. Messieurs Coronallegro et Coronadagio souhaitaient que nous attendions la belle saison. C’est tellement plus agréable (entre parenthèses, s’il fait un temps magnifique en France, c’est sous la pluie par 18° que je suis arrivé à Bacau).

Monastère et église Precista XVe siècle

Bacau, oui ! (prononcer Ba Ka O) pas Macao comme ce que bon nombre d’entre vous ont cru m’entendre dire après s’être enquis de mon lieu de destination (il est vrai que la prononciation masquée peut prêter à confusion). Donc Bacau, en Roumanie, précisément au cœur de la Moldavie, cette région connue pour les magnifiques monastères de Bucovine qui ont échappé à la folie destructrice de Ceaucescu, probablement car il percevait quelques subventions de l’UNESCO ou d’autres organisations de sauvegarde des patrimoines pour les entretenir. Mais si les monastères ont été épargnés, Bacau a hérité d’un centre ville de style néo-stalinien revu Ceaucescu qui explique son absence dans la plupart des guides touristiques. Heureusement, en s’éloignant du centre, il reste des maisons particulières où résidaient autrefois des familles aisées. Aujourd’hui, pour celles qui sont restaurées, elles ont été acquises par des banques ou d’autres sociétés, les autres attendent généralement en se délabrant l’issue d’interminables conflits successoraux. Les bâtiments publics du XIXe siècle ont été épargnés, quelques petites églises anciennes également et un monastère du XVe. Une immense cathédrale catholique a vu le jour dans les années 1990, dont on retiendra le superbe chemin de Croix. Quant à son homologue orthodoxe, elle en a fini avec une restauration qui n’en finissait pas. On dirait un immense Paris-Brest couvert de coupoles dont la hauteur se doit d’être supérieure à celle de son homologue catholique. Pour ceux qui connaissent Beyrouth, ça ne vous rappelle rien ? 

Mais alors, que diable allais-tu faire dans cette…  Non, ce n’est pas une galère, c’est un foyer musical de grande qualité, l’un des meilleurs orchestres roumains, l’un des plus accueillants, auquel j’ai fait découvrir depuis plusieurs années des pans entiers du répertoire français au fil de nombreux concerts et enregistrements. Cette année, c’est Saint-Saëns qui nous attend, centenaire de sa mort oblige.

Mais il y avait beaucoup d’inconnues à la clé. Passer les frontières était encore une aventure lorsque nous avons fixé la date du 17 juin. Un véritable pari, car malgré la vaccination, je pouvais me voir mis en quarantaine à l’arrivée. Pas commode de répéter à distance. Heureusement, les règles se sont assouplies quelques jours avant le départ et, au prix de quelques questionnaires et attestations, de queues interminables dans les aéroports, je suis arrivé à bon port. Pardon, nous sommes arrivés à bon port, mes deux baguettes et moi. J’en prends toujours deux, au cas où. J’étais inquiet pour elles. Comment allaient-elles vivre ce déconfinement tardif ? 

Quand je prépare mes concerts, je ne les dérange pas. Seules mes partitions me tiennent compagnie. Après cette longue période d’inactivité, elles avaient du mal à se maintenir ouvertes. Cette tendance à se refermer sans un solide maintien de la main gauche n’était pas bon signe. Ah, ces brochures collées à la spatule ! Mais revenons aux baguettes. Il fallait absolument leur éviter un trop grand choc. Avant de quitter Paris, j’ai donc ouvert leur écrin avec précaution pour qu’elles voient la lumière du jour. Mais pas trop longtemps, le choc risquait d’être grand. Un AVC de baguette, je ne sais pas comment ça se soigne. Je les sépare (elles ont l’habitude), l’une dans la valise en soute, l’autre dans le bagage à main. Superstition ? Loin de moi une telle pensée. Simple précaution : si la valise est perdue, l’autre baguette fera son office. Et inversement si le fouilleur de bagages à main considère qu’il s’agit d’un objet dangereux interdit de séjour en cabine (ce qui m’est arrivé à Tachkent). Le voyage se passe bien et les deux sœurs baguettes se retrouvent à l’arrivée pour une nuit salutaire.

Lundi matin donc, j’ouvre l’écrin de bonne heure et je vois mes baguettes en grande conversation : « Tu veux faire la symphonie ou le concerto ? — Comme tu voudras, c’est du Saint-Saëns dans les deux cas, j’aime bien ». Je ne m’en mêle pas car ça devient très intéressant. « Tu sais, j’ai parlé avec Modernato et Allegro Zeneco ; ils m’ont donné le truc si Coronallegro nous attaque. — Ah bon ? — Tu te mets en position de seringue contre le bras du chef. Il pensera vaccination et prendra la fuite — Génial. » Cette position anti-académique de la baguette retournée contre le chef me rappelle un incident survenu à Georg Solti en pleine représentation des Noces de Figaroau Met, lorsqu’il envoya sa baguette chatouiller son arcade sourcillière, provoquant d’abondants saignements impossibles à faire cesser, sortie du chef, orchestre en pilotage automatique jusqu’au retour du maestro avec pansement approprié. Ayant eu la chance d’assister ce très grand chef dans d’autres circonstances, j’ai appris de lui qu’une baguette se manie avec les plus grands égards. Fin de la parenthèse. 

Arrivée à la Philharmonie. Retrouvailles heureuses, masquées, mais chaleureuses. Distanciation sociale oblige, le dispositif de scène a subi quelques adaptations : deux grands écrans de plexiglass séparent les instruments à vent des cordes ; d’autres plus petits servent de clôtures latérales; l’effectif a été réduit libérer de la place (14 instrumentistes à cordes en moins); le chef est distant d’environ deux mètres des musiciens les plus proches. Tout semble parfaitement en ordre. Pour le public, ce sera 50% de la jauge. Mais diffusion en direct sur Facebook. Attacca. Le bras fonctionne encore, la baguette aussi. Mes modestes connaissances de la langue roumaine se sont un peu évaporées, mais avec des anti-sèches et l’anglais de circonstance… (à suivre).

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