La musique s’écoute. La musique s’analyse. La musique suit un fil historique. Elle donne lieu également à toute sorte d’études qui relient entre elles des œuvres ou des musiciens qui n’ont pour seul point commun que d’avoir traité des sujets analogues. Quand je fréquentais avec assiduité les studios de France Musique, cette approche était l’une de mes préférées, pleine de surprises, de rapprochements improbables. Quel rapport entre le Dies Irae grégorien sous la plume de Berlioz dans la Symphonie fantastique et son omniprésence dans l’œuvre de Rachmaninov ? Que cherchent à montrer (ou à cacher) les compositeurs qui citent la Marseillaise ? Pourquoi certaines œuvres, plus que d’autres, ont donné lieu à citations et emprunts ? En creusant un peu, on tient là des sujets de thèse ou de mémoire. Sans aller jusque là, quelques livres récents me confortent dans l’idée que cette approche peut apporter quelque chose à l’auditeur, même si la complexité du propos en découragera plus d’un. Mais il ne s’agit pas de romans qui se lisent d’une seule traite. On pioche, on se laisse porter, on consulte l’index (très précieux, le meilleur guide) et on découvre.
« Il était une fois…, dans la France du XIXe siècle, le conte ». Après un tel début, on a envie d’aller plus loin dans le livre de Léo Sanlaville, Le Conte dans la musique en France de 1890 à 1939 (L’Harmattan). Nous pensons d’emblée à Ma Mère l’Oye, à Cendrillon ou aux œuvres inspirées d’Edgar Poe. Mais la liste est immense, œuvres passées à la postérité ou tombées dans l’oubli. Les annexes sont très bien faites et permettent de découvrir beaucoup de choses. Il manque la musique, et même le Docteur Youtube est parfois impuissant à nous donner une petite idée de compositeurs dont on ignorait l’existence. L’approche Belle époque ne saurait se comparer à celle de l’entre-deux-guerres. Art Nouveau et Art Déco. Les contes seraient-ils l’expression d’un style national ? On se laisse guider dans un voyage où le genre séculaire du conte devient un moyen d’expression où la narration permet de transgresser l’héritage formel souvent académique. Narration, description, besoin de rêver, cristallisation des émotions.
Le conte peut être cruel. La musique ne l’est-elle pas parfois ? En tout cas, elle sait traduire la violence. Violence sous toutes ses formes dans l’opéra, dénouements tragiques, personnages cruels. Violence des sujets, Wozzeck, Salomé, Carmen, Guerre et Paix… Violence purement musicale quand elle évoque des guerres ou des scènes primitives, l’Ouverture solennelle 1812 ou Alexandre Nevski, La Bataille de Marignan ou Le Sacre du printemps, la liste est longue. Violence mise au service d’une idéologie, nazie ou bolchévique. Violence cachée dans le Sturm und Drang. Y-a-t-il des procédés pour traduire cette violence en musique ? Le livre de Muriel Joubert et Denis Le Touzé, La Violence en musique (Presses Universitaires de Lyon) donne des pistes de réflexion sur certains aspects, sans être exhaustif. La violence n’est pas nécessairement synonyme de fortissimos soutenus, de rythmes implacables ou d’un usage démesuré des percussions. Certaines musiques de la première moitié du XXe siècle ont été cataloguées « violentes » à cause d’un courant d’interprétation qui en avait mal compris l’essence ; je pense à la dureté de jeu des premiers interprètes de Bartók ou de Prokofiev, alors que les compositeurs eux-mêmes faisaient preuve d’un éventail d’expression beaucoup plus large. L’écriture moderne a introduit des traitements instrumentaux qui créent une relation de violence entre l’interprète et son instrument, comme les effets au-delà du chevalet sur les instruments à cordes. Mais tout est question d’époque. Les premiers coups de cymbales n’ont-ils pas été perçus comme des actes de violence lorsqu’ils intervenaient pour surprendre ? Autant d’idées jetées en vrac qui nous entraînent bien loin de l’image un peu surannée de la musique adoucissant les mœurs.
Autre lecture transversale, le dernier volume de la trilogie dirigée par Hervé Lacombe chez Fayard, Histoire de l’opéra français. De la Belle Époque au monde globalisé, c’est l’ensemble du XXe siècle qui est balayé d’un point de vue historique, musical, esthétique, social, économique et politique. Art élitiste pour certains, art décalé des réalités économiques pour d’autres, l’opéra semblait condamné après les trente glorieuses. Les décors en carton pâte, l’obésité des jeunes premiers, l’immobilisme des chanteurs et une absence totale de crédibilité, sans parler d’un niveau artistique plus qu’aléatoire, il y avait de quoi décourager le public et les créateurs. Mais les miracles existent. A Paris, c’est Rolf Liebermann qui a provoqué le déclic. Du jour au lendemain, tout ce que l’opéra avait de ringard est passé aux oubliettes. Les places s’arrachaient à des prix parfois exorbitants. Le genre devenant fréquentable, compositeurs et librettistes s’y attaquèrent et le répertoire commença à se renouveler. Petit résumé de ce racontent en détail Hervé Lacombe et ses nombreux coauteurs. Leur propos, dans ce volume, prend racine à la charnière des XIXe et XXe siècles. Le genre doit alors se démocratiser, il gagne en crédibilité. Quelques dates explosives, comme la création de Pelléas. Quelques personnages clés, comme Jacques Rouché. Quelques variantes du genre, de l’opérette à la comédie musicale. L’évolution des sujets, retour en grâce de l’Antiquité en attendant l’incursion de la vie de tous les jours et les faits divers portés à la scène. Renouveau du baroque. Mises en scènes décalées.
Il fallait bien mille cinq cents pages pour faire le tour de la question. Imaginez un index de 150 pages. Les encyclopédies en ligne les plus consultées ne peuvent s’aligner.