Notes de lecture

Alain Pâris
Ecrit par Alain Pâris

Trois livres, trois musiciens, apparemment sans aucun point commun, si ce n’est d’avoir connu le purgatoire de l’oubli. Et aussi d’avoir fait preuve d’une polyvalence assez rare en matière musicale. 

Le Chevalier de Saint-George, Walther Straram, Reynaldo Hahn. L’un violoniste-compositeur, escrimeur et espion, l’autre chef d’orchestre ou plutôt directeur d’orchestre et pionnier en matière de gestion musicale, le dernier pianiste-compositeur, directeur d’opéra, critique et dandy de la Belle Époque.

La vie de Joseph de Bologne de Saint-George (1745-1799) est un véritable roman. Depuis vingt ou trente ans, on en sait davantage sur lui et sur sa musique dont on ne connaissait que quelques concertos pour violon, grâce à un enregistrement de Jean-Jacques Kantorow, pionnier en la matière dans les années 1970. Les obstacles étaient alors nombreux pour qui voulait approcher sa musique : pas d’éditions modernes, donc recherches obligées à la BnF, ce qui ne facilitait pas les choses. Mais aussi un blocage lié aux origines guadeloupéennes de notre héros. Il était né des amours illicites d’un colon et d’une esclave, donc esclave lui-même. Doté d’une certaine personnalité pour être admis à la cour de Louis XVI, espion à l’occasion, puis colonel d’un régiment de l’an II. Jolie carte de visite. Claude Ribbe, qui s’était déjà intéressé au personnage avec un roman, Mémoires du chevalier de Saint-George (Alphée, 2010), revient à lui avec une biographie dans laquelle la diversité des talents de son héros ne cesse de surprendre. Claude Ribbe n’est pas un musicologue. Ce n’est pas lui qui nous aidera à situer à sa juste place le chevalier dans l’univers musical de l’époque des Lumières. Il se contente d’ouvrir les portes. À nous de creuser. Et le précieux catalogue de ses œuvres permet de mesurer l’importance du compositeur, même si l’ensemble de sa production ne se situe pas à un même niveau de qualité. Virtuose du violon, il a d’abord servi son propre instrument, avec des concertos bien sûr, mais en développant le genre nouveau de la symphonie concertante. Et si l’on doit retenir un élément essentiel pour le situer dans son temps, c’est lui qui a commandé à Joseph Haydn le cycle des symphonies parisiennes. Il semble également avoir été en contact avec Mozart lors du second séjour parisien de celui-ci. 

Ce livre plonge néanmoins le lecteur sincère dans un état de perplexité. Cette sortie du purgatoire dont bénéficie aujourd’hui Saint-George tient-elle à la valeur de son œuvre ou sert-elle à en faire un héros de la diversité ? Celui que l’on a qualifié de « Mozart noir » aurait-il trouvé des champions aussi dévoués et efficaces pour tirer sa musique de l’ombre s’il n’était né esclave en Guadeloupe ? Le livre de Claude Ribbe tente de faire la part des choses en différenciant les multiples facettes de son héros, et ce n’est pas facile. On aime à partager son enthousiasme tant le personnage est attirant. Mais le préjugé favorable qu’induit une telle personnalité pourrait fausser la donne. 

J’ai donc fait une expérience en passant quelques heures à écouter sa musique. Une plume aussi prolixe (Alain Guédé a relevé près de 300 numéros dans son catalogue) est forcément inégale. En plus, la qualité d’interprétation de ce qu’on trouve sur YouTube est très variable. Il faut beaucoup de génie pour qu’une musique transcende l’ennui d’exécutions académiques. Mais oublions-les, car certaines de ces exécutions, à commencer par celles des pionniers, sont pleines de vie. Oui, j’entends déjà les arguments des défenseurs des interprétations « historiquement informées ». Peu m’importe. Là où il y a de la vie, il y a de l’espoir. Le temps fera son œuvre, un tri est nécessaire, à chacun de trouver chez cet étonnant personnage ce qu’il lui semble juste de retenir.

Autre grand inconnu, grand méconnu, Walther Straram. Lorsque j’étais étudiant, on s’arrachait les 78t de ce chef d’orchestre dont aucun n’avait été réédité en microsillon. Et pourtant, son enregistrement du Prélude à l’après-midi d’un faune avec la flûte magique de Marcel Moyse avait reçu en 1931 le premier grand prix du disque, le Prix Candide, une référence. Straram avait un projet frisant l’utopie dans le monde des orchestres symphoniques parisiens de l’entre-deux-guerres : qualité, répertoire, permanence. Avant la création de l’Orchestre National, en 1934, il n’y avait à Paris aucun orchestre permanent à vocation symphonique. Les quatre associations dominicales (Société des Concerts du Conservatoire, Lamoureux, Colonne et Pasdeloup) se produisaient le dimanche après-midi d’octobre à Pâques, dans un répertoire de plus en plus sclérosé dont le seul souci était de remplir les salles. Il n’était pas rare d’entendre la même symphonie de Beethoven plusieurs fois à la même heure. Le mal rampant qui minait ces orchestres, c’était la liberté qu’avaient les musiciens de se faire remplacer, même en cours de répétition. Le statut associatif ne leur assurait qu’une rémunération symbolique (c’est toujours le cas) et ils tiraient leurs moyens de subsistance de leur appartenance à d’autres formations, orchestres de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, Musiques de l’Air, de la Garde Républicaine et de la Police, sans oublier le marché juteux des musiques de film, d’abord en « présentiel », avant le parlant, puis avec les enregistrements. Donc, ils allaient au plus offrant et la qualité des exécutions en souffrait bien évidemment, même si le savoir-faire de nos instrumentistes pouvait sauver bien des situations improbables. 

Dans un tel contexte, un orchestre permanent s’imposait. Mais fallait-il en avoir les moyens. C’est là où la personnalité de Walther Straram a joué un rôle déterminant en trouvant les fonds nécessaires pour assurer non pas des saisons complètes, mais un certain nombre de concerts avec l’élite des instrumentistes parisiens. Nombre de répétitions et présence obligée garantis. Henry Merckel était l’un des violons solos, Marcel Moyse à la flûte, Lily Laskine à la harpe, Roland Charmy et Zino Francescatti dans le rang. Entre 1925 et 1933, Straram assura une programmation novatrice tant sur le plan de la musique contemporaine que dans l’exploration des recoins oubliés du répertoire. Grand gestionnaire (il fut quelque temps directeur du Théâtre des Champs-Élysées), son talent de chef d’orchestre était plus controversé. En 1987, en préparant pour la radio une série d’émissions qui lui étaient consacrées, j’avais recueilli le témoignage de plusieurs musiciens qui avaient appartenu à son orchestre. Tous étaient unanimes pour reconnaître la valeur de son travail en répétition, mais en concert ce n’était pas le même homme, souvent décevant. Le trac a souvent été invoqué. Peu importe, les bases d’un travail en profondeur ont laissé des traces dans les enregistrements que nous possédons. Et lorsque Toscanini vint diriger à Paris en 1934, c’est cet orchestre qu’il choisit pour ses concerts.

Pourquoi je parle de Straram aujourd’hui ? À cause du travail de bénédictin mené par Gilles Demonet et publié par la Société Française de Musicologie. On y trouve tous les éléments pour resituer le contexte qui donna naissance à cette aventure, avec la liste de des programmes, les détails de fonctionnement, de financement. Ouvrage scientifique, sans nul doute, mais aussi ouvrage plein de vie qui rend justice à celui qui fut — on l’oublie parfois — le créateur du Boléro de Ravel. 

Straram et Reynaldo Hahn se sont-ils croisés ? Nécessairement, même génération, tout aussi actifs dans la vie musicale parisienne à la même époque, certes dans des domaines bien différents. J’ai croisé en vain les index du livre de Gilles Demonet sur Straram et celui du Journal de Reynaldo Hahn édité par Philippe Blay (Gallimard). Seule certitude, ils faisaient tous deux partie de l’Amicale des chefs d’orchestre professionnels. Et l’Opéra de Paris a joué un rôle fondamental dans leur carrière, rampe de lancement pour Straram à ses débuts comme chef de chant, couronnement pour Reynaldo Hahn comme directeur artistique. Le journal de Reynaldo Hahn couvre plus d’un demi-siècle de vie musicale et mondaine (1890-1945). Quelle plume, quel humour, quelle culture. En quelques mots, des phrases courtes comme des coups de pinceau, la situation et les personnages sont croqués, bien vivants, comme une petite vidéo. Cet homme que la postérité a voulu nous dépeindre comme superficiel avait un sens étonnant des réalités politiques. Il a traversé deux guerres, connu tous les grands de ce monde et il ne leur fait pas de cadeaux. Humour acide parfois, regard lucide sur les grandes crises (l’Affaire Dreyfus, l’Occupation). Tout l’intéresse, la fabrication du verre à Murano, les derviches tourneurs, la peinture, l’architecture. Comment il débarque, avec Massenet, déguisés en léopard et en ours blanc dans la chambre d’hôtel d’une cantatrice effrayée par cette visite inopinée. Massenet, c’est le Maître à qui il doit tout. Saint-Saëns, c’est le modèle. Et il y a les grandes amitiés, Sarah Bernhardt ; les amours, Proust, omniprésent malgré l’absence de tout écrit correspondant à la période de leur liaison. Pudeur, autocensure ?

Je reprends le livre de Philippe Blay et m’empresse de retirer la bande rouge qui le recouvre en partie basse : « le musicien de Marcel Proust ». Pourquoi toujours vouloir situer les individus les uns par rapport aux autres ? Chacun existe par lui-même. Reynaldo Hahn existait avant sa relation avec Proust et il a continué à exister après leur rupture. Point barre ! De même, le chevalier de Saint-George dont il est stupide de vouloir faire un Mozart noir. Accroches médiatiques…

Claude Ribbe, Le Chevalier de Saint-George, Tallandier, Paris, 2022

Gilles Demonet, Les Concerts Straram (1926-1933). Une révolution dans la vie symphonique à Paris. Société Française de Musicologie (distr. Symétrie), Paris, 2021.

Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, anthologie établie, présentée et annotée par Philippe Blay sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gallimard/BnF, Paris, 2022.

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